Zoom sur un événement

"3ajel ... Le temps réel"

La contemporanéité mise à l’honneur dans l’exposition « 3ajel/Le temps réel » organisé par TALAN

L’Art contemporain se fait de plus en plus présent dans les institutions et les espaces culturels de Tunis. Les artistes, acteurs de cette transition vers une démocratisation de l’art, dépeignent leurs réalités et la manière dont ils perçoivent les divers facteurs qui façonnent notre monde.

                                                                                                                                                      @« 3ajel/Le temps réel » Talan

Dans ce contexte, le groupe Talan ainsi que les commissaires d’exposition, Aïcha Gorgi et Marc Monsallier, ont souhaité monter une exposition pour aborder ce qui est omniprésent dans nos vies : l’urgence de l’information ou la surinformation avec tout ce que cela comporte (notamment la sur-médiatisation). Ce projet a vu le jour dans les locaux du groupe entre le 26 mai et le 17 juin. Il se propose comme une réflexion sur l’ère de l’instantanéité et son impact sur notre rapport au monde. En pénétrant dans la vaste salle d’exposition, nous sommes imprégnés d’une ambiance neutre presque aseptisée. En effet, le sol et les murs de couleur grisâtre nous donnent l’impression que le temps s’est figé. Rien dans la scénographie ne permet de se rattacher à une époque précise, hormis peut-être le temps de « l’ici et maintenant ». Or, c’est justement cette ultra contemporanéité qui est le véritable sujet de cet événement culturel. Un léger bruit- celui d’une œuvre montrant une antenne emprisonnée dans une cage – nous accompagne en permanence, tout au long du parcours de l'exposition. Ce son contribue lui aussi à renforcer cette impression de temps «suspendu».

Le choix du nom de l’exposition est déterminant pour comprendre le sens de cet événement et son importance dans l’écriture de nouvelles perspectives pour l’art en Tunisie. Le terme « 3ajel » est emprunté aux chaînes d’informations. De par sa manière de l’écrire et de par son sens, il témoigne d’une volonté de s’inscrire dans le « point de vue contemporain du locuteur arabe ». Contrairement à un point de vue rétrospectif ou « distant », les artistes ont du opter pour une vision qui colle au temps réel, c’est-à-dire celui de l’exposition. La période de création étant strictement limitée au mois de février 2016 à mai 2016, l’exposition montre également le rythme propre à l’art, son temps de création.

Des artistes de tous horizons (camerounais, français, algériens, palestiniens…) sont présents avec, tout de même, une majorité de tunisiens ayant acquis une certains notoriété sur la scène artistique tunisienne (et même parfois internationale). La diversité des œuvres exposées, la multiplicité des supports et des techniques employés caractérisent « 3ajel/le temps réel ». Par là, on dénote une forte adéquation entre le fond – le choix du sujet : le temps réel – et la forme – les nombreuses expressions artistiques utilisées comme le dessin, le collage, la peinture, la sculpture hybride, la photographie, la broderie, les installations (...). Cette variété dans les médiums est propre à l’art contemporain qui n’est ni limité par un support spécifique ni par une technique particulière. L’héritage de Duchamp et ses ready-mades ont permis de rendre totalement perméable les frontières de l’art. Plus libres, les techniques mixtes permettent de rendre compte d’une réalité abstraite, telle que le temps. 

A mesure que nous découvrons les œuvres exposées, des attitudes multiples transparaissent. Il s’agit, en premier lieu, d’une position critique et même subversive concernant une époque cernée par l’actualité (la menace terroriste, le conflit syrien, la question de l’immigration), par le règne de l’image (les smartphones, les selfies), du buzz médiatique, et de l’obsession du « temps qui passe trop vite ». Néanmoins, parmi ces propositions artistiques, il y a également le refus de l’urgence et de l’immédiateté. Pour traiter d’un sujet à la fois si riche, si controversé et confus, et dans un sens abstrait, certains artistes semblent s’inspirer des grands modèles de l’histoire de l’art et les replacent dans notre actualité. 

C’est le cas de la série des Noyés de l’artiste Combo où la composition rappelle celle du tableau - manifeste du romantisme, le radeau de la Méduse (1818-1819) de Géricault. Les peintures de Combo dépeignent le sort dramatique des migrants traversant la méditerranée. Par ailleurs, il est intéressant de noter que le tableau de Théodore Géricault représentait lui aussi une actualité tragique – à savoir le naufrage de l’embarcation « la Méduse » avec à son bord une centaine de personnes. Le streetartist Combo connu pour son art engagé et militant prônant le vivre ensemble, revisite ici un symbole de l’histoire de l’art.

Les créatures étranges sorties tout droit des rêves et des limbes de la conscience d’Aïcha Snoussi dans Le Livre des anomalies, semblent se référer à un courant symboliste comme Les noirs d’Odilon Redon. Ce dernier disait peindre les merveilles invisibles du monde et parvenait à faire vivre des êtres invraisemblables. Aïcha Snoussi, quant à elle, réunit un ensemble de cahiers remplis d’innombrables dessins d’êtres et de choses imaginaires. Il s’en dégage une bizarrerie proprement humaine mêlant le vivant à la machine : « Ces coupes et opérations façonnent des corps malsains, chaotiques, autres, ou le vivant et la machine s’imbriquent et se pénètrent. »

Les broderies d’Intissar Belaïd, dont Ce qu’il reste de la folie, reprennent les modèles antiques tels que la Vénus de Milosou la figure de Déméter pour la replacer dans une actualité tragique avec l’attentat de Sousse de juin 2015.

Dans l’exposition, on relève incontestablement l’association art et technologie qui fait sens avec le thème mais aussi le lieu. En effet, le groupe Talan est engagé dans cette révolution numérique.

La réunion de l’ingénierie et d’une vision artistique est visible dans les Ailes Cinétiques conçue par Noutayel Belkadhi. Ce dernier a suivi une formation d’ingénieur en électronique industrielle et automatisme. Fleur cinétique, exposée à l’entrée du siège de la banque Attijari Bank Tunisie, est sans doute son œuvre la plus connue. A travers cette sculpture singulière, le créateur Belkadhi interroge, dans ce cas précis, notre obsession pour « la beauté épineuse du monde ». 

Il nous est malheureusement impossible d’évoquer toutes les œuvres d’ « 3ajel/le temps réel » qui chacune à leur manière nous racontent l’aliénation du monde. Il convient de citer celle qui met véritablement en exergue le phénomène de la sur information, à savoir Google war de Matthieu Boucherit.

A la manière d’une vaste mise en abyme, l’exposition rend compte des problématiques et des failles de notre société. Elle en expose plusieurs lectures et tente de décoder les mécanismes qui régissent de plus en plus notre monde. « L’art est ce mensonge qui permet de dévoiler la vérité » et « les artistes sont les uniques vigies et oracles de temps modernes » déclarait Mehdi Houas, président de Talan. Cette exposition nous en a convaincu en pointant toutes sortes d’absurdités et de contradictions qui semblent être prédominantes de nos jours.

Nora Saïeb