Le “Riddler” tunisien, un plongeon dans les “Enigma” d’un “SphinX” national.
Si cela vous arrive parfois de lever les yeux de votre smartphone, quand vous arpentez les rues de la Capitale, vous ne les raterez certainement pas. Des messages mystérieux, des questions et des mots en tag, finissant pour la plupart par un point d’interrogation, décorent certains bâtiments de la ville et peignent avec cynisme un ras le bol national d’une génération.
C’est un petit personnage simpliste tagué en noir, un peu partout, principalement sur les murs de Tunis-centre, de la Médina, mais également à Sidi Bou Saïd, le Kram … et paraît-il, à Kelibia et à Djerba, mais de cela, nous n’avons aucune confirmation… Nous y reviendrons.
Ce petit personnage qui semble s’incruster, s’imposer et déranger avec ruse et humour en lançant ses questions subtiles, ses réflexions brèves qui se jouent de la curiosité des passants et des internautes qui suivent les publications du traqueur N°1, “Dismalden[1] ” de celui qu’on appelle désormais “le Riddler tunisien”.
Un personnage “in”
Le suffixe “in” en arabe, et par la même occasion en tunisien, (je m’adresse ici aux non arabophones), s’ajoute pour désigner les “ils” comme les “nous” et les “vous”. Ajouté à un adjectif et privé de son sujet-verbe, s’embrouillent les pistes et se dégage un message fédérateur, convergeant qui nie et supprime et frontières entre les “nous”, les “vous” et les “ils”, pour n’en faire plus qu’un. Un “on” sans importance, sans identité et sans genre. Aussi anonyme et mystérieux que notre Riddler.
A qui s’adresse-t-il ? que leur dit-il ?
Rien de vraiment clair. Un mot unique et pluriel en forme de questionnement. On dirait qu’il interpelle, qu’il s’en moque, ou qu’il appelle à prendre conscience de ce qu’on est réellement. Libre est l'interprétation.
“ Arnaqueurs ? Marginalisés ? Emprisonnés (ou en érection, à vous de voir) ? Possédés (par les démons) ? pressés ? Indécis ? “Bourrés ? Indignés ? Pionniers ? Expulsés ? Colonisés ?[2] ”
Rien, ni personne ne semble échapper à l’oeil et à la bombe du Riddler, peignant avec ses questions et tag une mosaïque qui résume, un peuple, une rue, une génération.
Sur le mur d’un lycée pilote, celle d’une banque, d’une maison abandonnée, une station de bus, un panneau publicitaire … Tout support est bon pour attirer le regard et susciter la réflexion.
Des cours de définitions
Comme celles qu’on nous pose en philo, l’année du BAC, se succèdent des questions auxquelles aucune réponse ne semble satisfaisante. Demande-t-il des définitions ? des localisations ? des qualifications ?
Libre est l’interprétation.
“Etat ? Chômage ? Opposition ? Faillite ? Sécurité ? Députés ? Transactions ? Campagne ? Crise ? Inflation ? Pourparler ? Dettes ? Justice ?
Il semble par contre évident ce qu’il pointe : ces mots qui inondent les yeux et les oreilles des citoyens dans les médias, desquels se dégagent des concepts vagues, des définitions inintelligibles, des connotations peu convaincantes, et dans lesquels se noie un peuple dans l’incompréhension.
Vient donc en salvateur moqueur E.nigma, nous montrant tout du doigt.
“Ses tags semblent toujours avoir un lien avec les murs sur lesquels on les découvre” (Dismalden)... “Il semble laisser sa trace là où il se promène”. Comme nous défiant, nous poussant à lire, à regarder plus haut, plus bas[3] … pour enfin comprendre, ou pas… Puis sourire.
Un personnage farceur
Vous l’avez compris, notre artiste est engagé, conscient des maux du pays et des désenchantements de ses compatriotes. Sauf que parfois, on s’emmêle les pinceaux avec lui.
Certains de ses messages sont juste psychédéliques, incompréhensifs et déroutants …
Tableau ? Noir ? Marchandise ?
Que veut-il dire, où veut-il en venir, se paie-t-il juste nos tête, où était-il juste un peu pompette en les taguant ?
Ou est-ce juste l’amour ?
On dit que l’amour rend fou, stupide ou aveugle, mais cette Miss Riddler semble ce qu’il y a des plus décalés …
Un changement de style suite à une nouvelle amoureuse ?
Tout cela ne fait qu’ajouter une couche de mystère supplémentaire, et une envie en plus de cerner le phénomène.
Un personnage qui pète parfois les plombs
Parce que, quand on est amoureux, on ne fait pas les choses à moitié. Quand on se lâche… on se lâche...
Mais qui est-il donc ?
Mourad Ben Cheikh Ahmed[4] -aka Dismalden, l’homme qui a révélé notre tagueur aux internautes y consacre un album sur son profil facebook et sur son compte Instagram. Un album qu’il alimente au fur et à mesure des errances habituelles pour ses followers, amateurs d’urbex et de portraits disgracieux de la ville qu’ils aiment détester et détestent aimer. Dans la description,il précise sur sa page : “Cette série de tags dans différentes rues de Tunis d'un personnage qui pose des questions me rappelle un peu The Riddler (l'Homme-Mystère de Batman laissant des indices). ça donne envie de chercher et découvrir toute la série pendant les urbex. PS: si vous connaissez qui est derrière ces tags, ou qu'il/elle me lit..”
“Moi, je dirai que c’est toi…”, “On les prend pour des messages codés et on commence à les effacer mais j'en ai déjà vu presque une centaine !”, “J'ai une très bonne nouvelle. J'ai eu ses descriptions. On l'aura un jour, on l'aura…”, “The Riddle a été démasqué d'ailleurs.”, “J'ai vu des tags à Tabarka”, “ena 3arfeettou chkoun w hani sekta” (Moi je sais qui c’est, mais je me tais” …
Commence ainsi la chasse à l’homme, par des internautes dont la curiosité s’est vu titillée par l’humour de cet E.nigma qui voue le même sentiment -paraît-il, que ces amateurs d’urbex pour Tunis. Dans un amour vache, s’inscrivent énigmes autour d’une ville qui se meurt chaque nuit et renaît le matin de ses cendres, tel un sphinx. Tout comme notre homme mystère, dont les oeuvres se voient le jours peintes en blanc...
Un personnage censuré
Censuré comme tous les artistes tagueurs …
L’art des graffiti, en Tunisie et ailleurs, est parfois, si ce n’est toujours illégal, considéré comme un acte de vandalisme, et de dégradation des lieux publics … Un débat toujours d’actualité, et notre artiste ne cache pas sa susceptibilité ….
Une susceptibilité justifieé, peut-être, vu l’impact qu’il laisse, et l’engouement qu’il suscite.
Et bien … Oui !
Hazar Abidi