Théâtre/danse/littérature

Chanson Douce ou Danse Macabre ? À la découverte du dernier Leila Slimani

Chanson Douce de Leila Slimani a eu le Goncourt, le Graal en matière de prix littéraires. Mais comment ce roman basé sur un simple fait divers, ou une énième histoire de meurtre, a pu faire l’unanimité ?

C’est là que réside le charme de ce livre. Leila Slimani lève toute ambiguïté dès la première phrase « le bébé est mort. ». Il n’y a donc plus de secrets si le lecteur connaît tout. Évidemment, ce n’est pas cette histoire délirante d’une nounou mélancolique qui finira par commettre l’irréparable qui intéresse l’auteure, mais plutôt le processus qui a fait que cette nounou a tué ces enfants, des enfants qu’elle chérissait tant.

Pourquoi bascule-t-on de l’autre côté quand tout semble tranquille ? « Doux » ?

D’emblée, cette « tranquillité » qui enveloppe le titre, le maquillant presque, traduit le paradoxe et le glissement d’une potentielle douceur vers un silence morbide. Les berceuses ne sont-elles pas faites pour endormir les enfants et de ce fait, pour qu’on puisse « en » faire tout ce qu’on veut, les réduisant ainsi au statut de « choses », de « poupées », de « pantins » ? La méchante sorcière d’Hensel et Gretel n’a-t-elle pas attiré ces gosses dans un guet-apens avec une alléchante maison en sucre ? Nous comprenons ainsi que Chanson Douce est aussi un conte, où l’univers enfantin mène la danse. Tous les personnages sont des enfants : les parents semblent avoir gardé les ecchymoses d’un passé douloureux, se remémorant sans cesse des épisodes anodins d’une enfance régie par les réprimandes et les cris. Ces « adultes » ressemblent à des ogres qui finissent par ôter un masque sociale et deviennent ainsi fragiles voire vulnérables, des nounours avides d’affection. Ainsi, Dans (c)e jardin de l’ogre, il n’y aurait presque que des âmes enfantines, vagabondes, « Licornes», « sorcières », « monstres de foire ». Le lecteur plonge dans l’univers de ce ventriloque, Louise ou la nounou, un personnage autour duquel tout le monde gravite, une Veuve Noire qui fait « comme chez elle», replongeant personnages et de surcroît, lecteurs, presque à coup de baguette magique, dans les supplices de l’enfance.

Nous pensons ainsi à la chute vertigineuse d’une Alice au pays des merveillesNous pensons aussi aux personnages mélancoliques du XIXème siècle, qui par excès de sensibilité, nous font, justement et à leur tour, penser à des enfants. Peter Pan n’est pas loin…

La nounou est aussi cette « fée ou folle du logis » qui fait rêver, que nous envions par son mutisme et sa perfection. Elle est «irréprochable », « impeccablement vêtue », avide de perfection, ne jetant rien, refusant le gaspillage, nettoyant les vitres frénétiquement. « En une heure, tout était impeccable ». Cette perfection se mue brusquement en une paranoïa tacite, presque effrayante… Leila Slimani égrène, tel un Petit Poucet, des « indices » pour nous monter que cet acte était finalement inévitable, une fatalité en somme ou une brusquerie insaisissable.

Myriam, la maman et Louise recherchent toutes les deux la même chose. Ces femmes que finalement tout oppose, paraissent comme une entité double, une sorte de double miroir. La première est le reflet de la seconde ou encore son « complément ». Toutes les deux forment un équilibre, échappant ainsi à un univers « carcéral », une tour de princesse. Nous entrons de plain-pied dans le conte moderne d’une ère tragique.

Il ne faut pas croire que ce livre tourne autour d’une nounou et d’une famille. Ce qui est saisissant chez Leila Slimani, est qu’il n’y a jamais de sentiment de victimisation ou de culpabilité. Le seul coupable serait peut-être le temps, notre train-train « quotidien », une force qui nous dépasse, qui échappe à tout contrôle. C’est tragique. C’est superbement tragique et tout le monde peut s’identifier à cette Louise, paria d’une société qui va vite, une sorte de Mary Poppins noire ou à cette Myriam, ambitieuse, peut-être un peu trop, ballottée sa vie de « mère » et sa « carrière ». Une héroïne tragique par ce dilemme qui la dévore.

Il y a aussi ce père dépassé. Il est l’éternel enfant ou plutôt « adolescent », insouciant et trop jovial, emprisonné dans un silence troublant. Un silence doux et paisible. Étouffant.

Les enfants sont eux « terribles », dans le continuum des textes d’un Cocteau, ingérables, presque exaspérants mais tellement intelligents, tellement perfides. Peut-être qu’ils méritent leur sort car après tout « ils l’ont bien cherché ». Ils « n’étaient pas sages ». C’est fou à quel point des expressions toutes faites prennent tout leur sens dans ce livre. Nous nous disons qu’on a un peu trop badiné, que les enfants ne comprennent rien alors qu’un vulgaire « chut ! », qu’un ton sévère, qu’un regard noir peuvent « nous » stigmatiser à vie.

On est donc loin d’un simple fait divers narré avec détachement. Leila Slimani, elle aussi mère, semble nous avoir livré ses angoisses qui la démangent littéralement. Des angoisses qui démangent toutes les mères quand celles-ci confient « leurs bouts de choux » à des inconnues. Ce livre est donc un sorte de collage et d’hybridation des genres : on glisse imperceptiblement mais avec malice, d’un détail journalistique vers un univers enfantin. Un joli méli-mélo rose bonbon et noir, pour nous retrouver, in fine, au cœur d’une tragédie.

Toutefois, l’écrivain (qui se plaît à dire qu’elle est aussi écrivain qu’écrivaine), ne tombe jamais dans le pathos. Nous ressentons certes une certaine empathie pour les personnages mais le pathétique est bel et bien derrière nous, semble ainsi révolu. Nous recevons des coups de poings et nous sommes ébranlés, mais nous n’en pleurons jamais, ravalant presque à contrecœur nos larmes. Nous restons ainsi digne, ne courbant jamais l’échine, face à notre propre réquisitoire. Chapeau bas Leila Slimani.


Chanson Douce, par Leila Slimani, Gallimard, 232 pages, 54Dt (disponible à la librairie El Kitab de l’Avenue Habib Bourguiba)


Fatma Souiri Gharbi