Après le prix Goncourt, c’est au Renaudot que je m’intéresse, autrement dit, à la deuxième marche du podium «des prix littéraires». C’est presque sans surprise que Yasmina Reza, dramaturge franco-iranienne, remporte le précieux sésame.
Héritière de l’univers absurde de Ionesco, Reza construit ses pièces autour d’un malentendu, un simple lapsus ou encore une confusion des signifiés. Vous l’avez compris : Reza s’intéresse aux banalités, aux platitudes, bref, à la complexité (paradoxalement) de notre langage. Le Dieu du carnage par exemple, adapté au cinéma par Roman Polanski en 2011 est un huis clos étouffant où le monde des adultes s’acharne à expliquer un fait « absurde » qui est en l’occurrence une querelle de gosses. Sauf que cette embrouille de cours de récré’ grossit à un tel point qu’elle gangrène ces adultes, les rendant violents et « inciviles ». En gros, Yasmina Reza puise dans la langue de Beckett (son modèle) pour montrer le faussée qui existe entre nous tous, puisqu’on n’arrive plus à communiquer.
Toutefois, Babylone diffère légèrement de ses pièces antérieures. En effet, ce texte hybride, catalogué comme « roman » bien qu’il soit une sorte de théâtre romanesque par la profusion des dialogues voire un mini-essai, une réflexion sur la vieillesse, met tout cela « dans le même sac ». C’est comme si Reza voulait décloisonner les tons, les genres, miniaturiser notre existence ou cette farce tragique, cette insoutenable plaisanterie. Babylone c’est en fait l’histoire d’Elisabeth, la narratrice, qui à l’aube de son soixantième printemps, prend conscience qu’elle a vieilli. Bilan, mise au point, questionnements sur le passé, réminiscences dudit passé, conflit avec la mère, la sœur, nostalgie, mélancolie mais surtout, solitude. Dans ce magma, le « fall in love too easily » se métamorphose en un « lonely hearts club band ». La vieillesse dépasse ainsi la peur pour s’installer comme une évidence. Tu finiras en « vioque sale » comme « des habits hors mode, hors saison ». On assiste, in facto, au tragique de l’existence via cette fatalité. Or, Reza ne peut pas nous parler de tragique sans se défaire d’un ton farcesque, à la Ionesco. Elisabeth est bel et bien ce double masculin de Béranger 1er, finie, une sorte de loque à la fin de son « règne ». Ce qui est encore plus poignant, c’est ce poids de la société, une société minée par les diktats et qui relègue une femme de soixante ans au rang des « has been », des femmes « hors jeu » car la « jeunesse les a quittées ». Cela dit, il ne faut pas se méprendre en réduisant ce livre à une simple confession barbante sur les années qui défilent. Loin d’une nostalgie et d’un défaitisme classiques, Reza, à la moitié de son livre, met parallèlement la solitude de sa narratrice « conventionnelle » avec celle de Jean-Lino, une sorte de Magritte déconnecté de son époque, marié à une Orange Mécanique et qui commettra l’irréparable. Le meurtre (parce que ce beau monde n’est pas si lisse qu’il n’y paraît) tel un deus ex machina, imprévisible, endosse le rôle d’une « piqûre de rappel » et réveille un lecteur engourdi par des réflexions un peu trop redondantes sur la force de l’âge.
Motif du crime : l’envie irrépressible de faire taire une femme « bringuebalée », obnubilée par « le broyage des poussins » et qui « fait signer des pétitions pour la protection des animaux à tout le voisinage ». Grossissement d’un malentendu et crise du langage, logorrhée infernale, quelques verres de trop et c’est le coup de massue. Les personnages de Reza oscillent, inlassablement entre les « soins anti-âge de Gwyneth Paltrow », les crises de « couples », les années qui défilent et les questions existentielles devenues trop absurdes.
Babylone ne serait-elle pas,in fine, la métaphore de nos vies ? Une vie qui connaît son âge d’or, la « vigueur » de la jeunesse pour déchoir, quelques années après ? Reza a su donc tisser un magnifique « pot-pourri » mi-héroïque mi-déclinant qui nous fait rire après nous avoir mis une bonne claque.
Babylone de Yasmina Reza, (Flammarion – 220 pages- 54dt000) disponible à la librairie El Kiteb de l’Avenue Habib Bourguiba.
Fatma Souiri Gharbi