Musique

Hlib El Ghoula, le projet musical qui fait revivre des voix et des sons perdus

@Fatma Ben Aïssa

Pour sa 4e édition, TUNES a décidé d'inviter le groupe tunisien GHOULA, emmené par Wael Jegham, qui entame sa tournée de sortie d'album. Intitulé Hlib el Ghoula, ce premier opus explore l'identité musicale nord-africaine, et remet au goût du jour ses vieux vinyles oubliés. Nous partons donc à leur rencontre entre deux répétitions. C'est dans une ambiance bon enfant que le groupe nous accueille. Décontractés, nous entamons rapidement la discussion avec Amine Metani, fondateur du label Shouka, qui accompagne Ghoula depuis maintenant 2 ans. La genèse de Shouka s'est faite en 2009, lorsqu’Amine (aka Mettani) et Nessim Zghidi (aka Nazal), à l'époque connus sous leur nom de scène  Shorta Mechwya , décident de créer une structure afin d'éditer leur propre musique. Ils oscillent alors entre musique électronique -avec le premier album de Nazal- et musique traditionnelle avec notamment l'enregistrement d'une cérémonie Stambeli, à laquelle participe justement Wael.



À l'arrivée de Wael et de son projet Hlib El Ghoula , les choses prennent une tournure plus sérieuse pour le label qui devient alors moins confidentiel. Amine et Wael décident en effet de produire le projet de A à Z, réalisant pas moins de 9 clips pour finalement sortir l'album le 11 novembre 2016, sur cd et… vinyle !


Amine : « Notre collaboration s'est faite de manière spontanée, d'autant que ça faisait un moment que je travaillais avec Wael sur d'autres projets. Il est arrivé avec ses titres, à la recherche d'un label. Après quelques discussions, et bien qu'à l'époque le label n'avait pas les épaules assez larges pour un projet de cette envergure, nous avons décidé de tout faire nous-mêmes. Shouka a donc grandi avec Hlib el Ghoula, et poursuit sa route grâce à de nouvelles collaborations avec des artistes  tunisiens talentueux tels que Amine Nouri et Omar Aloulou. »

Le disque Hlib el Ghoula est désormais disponible sur le site du label, shouka.tn, ainsi que sur le site dédié au projet, ghoula.tn, qui le proposent également en téléchargement numérique libre et gratuit.

Amine : « Symboliquement, c'était important pour nous de presser les titres de Hlib El Ghoula sur support vinyle, car la matière première nous est justement parvenue des vinyles, un format qu'on apprécie particulièrement.


Notre discussion avec Amine achevée, nous nous retournons sans plus attendre vers Wael, qui après avoir déjeuné était enfin prêt à nous raconter la genèse de son projet. Hlib El Ghoula est son premier album solo, et son titre signifie «le lait de l'ogresse». C'est une métaphore tunisienne qui désigne quelque chose d’introuvable et de convoité. Ce projet est en effet le fruit de sa passion pour les vieux vinyles nord-africains, qu'il chine régulièrement dans les souks et les brocantes de Tunisie mais aussi d'Europe. C'est une véritable recherche ethno-musicale qu'il a mené pendant plusieurs années, nous entraînant dans un passionnant voyage dans le temps. Il exhibe ainsi de véritables trésors qu'il sublime en y ajoutant de nouveaux sons, qui donnent cette touche indéfinissable et caractéristique de la musique de Ghoula.  En leur donnant une seconde vie, et en nous faisant prendre conscience de la richesse de notre patrimoine, Ghoula est un souffle nouveau pour la scène tunisienne.


Qui est Ghoula ? 

Originaire de Hammam Sousse, Wael Jegham aka Ghoula est âgé de 31 ans. Après avoir longtemps travaillé dans la post-production cinématographique et la publicité, il décide en 2012 de tout plaquer pour vivre de sa véritable passion, la musique.

Il évoque avec nostalgie son enfance, qu'il a passée près d'un conservatoire. Son père fut le premier à l'encourager, remarquant l'intérêt que son fils portait pour la musique. Il avait constaté qu'il utilisait tout et n'importe quoi pour créer des mélodies, et notamment une vieille calculatrice dont les touches émettaient des sons à chaque pression. Wael apprend ainsi le piano dans le conservatoire de son quartier, avant de pratiquer de manière autodidacte plusieurs autres instruments, dont le Gombri tunisien. 

En 2012, muni d'une carte compétences et talents, Wael part en France, à Paris. Cela a été un véritable tremplin, notamment grâce aux multiples rencontres dont il s'enrichit d'avantage.

Wael : « La France m'a permis de parcourir l'Europe et de découvrir ce que des pays comme l'Allemagne ou la Belgique recélaient comme trésors musicaux. En revanche, le projet Hlib El Ghoula a été intégralement travaillé en Tunisie. C'est donc entre deux rives que tout a été conçu. »



Wael nous raconte la genèse de Hlib El Ghoula:

 Wael : « Je suis retourné en Tunisie il y a deux ans pour un certain temps. C'est à cette période que j'ai rencontré Dj Gamra, grâce à Ahmed Ben Ali qui a prêté sa voix pour quelques-uns  des titres de l'album. Cette découverte fut plus qu'intéressante, dans la mesure où une véritable connexion s'est établie entre nous musicalement parlant. »

En effet, cette fusion entre le scratching de Gamra sur les vinyles -que Wael chinait depuis près de 5 ans- fut pour eux un déclic. Dj Gamra devient ainsi son acolyte en participant à tous les titres de l'album Hlib el Ghoula.

Cette expérience fut aussi inédite pour Gamra que pour Wael. En effet, issu d'une culture Hip Hop, Gamra s'est vu confronté à un tout autre univers, puisqu'il s'agissait de scratcher sur des morceaux de musique provenant d'Afrique du Nord. Tout le défi était là : casser  les barrières et s'ouvrir à la musique au sens le plus large.

 Un véritable laboratoire de recherche musicale s'entreprend, à la découverte de nouvelles sonorités et de nouvelles méthodes de composition musicale.

Wael : « Ce qui était grisant dans ce projet, c'était par exemple de faire revivre dans un même titre des voix et des chants marocains, tunisiens ou algériens datant des années 30 allant jusqu'aux années 80. Cette notion d'intemporalité musicale et d'abolition des frontières est exaltante : chaque titre a son histoire. »

Prenons l'exemple de Sa3diya : l'histoire de cette chanson résulte d'une série de recherches que Wael a menées autour du mythe de Bousa3diya, pour finalement tomber sur un livre qui l'intrigue particulièrement : celui d'un poète tunisien prénommé Souf Abid. Ce poète a développé le mythe en en proposant une autre lecture. Les vers de son poème sont à la base du morceau, et sont d'ailleurs récités dans leur intégralité au cours des concerts, comme on a pu le voir à TUNES.

Une autre chanson plus mélancolique a particulièrement touché le public tunisien. C'était il y a quelques mois, durant le mois de ramadan, lorsque le titre Dawri passait lors du générique de fin du dernier épisode d'une série tunisienne à grande audience.


Wael : « Ce qui m'étonne encore avec Dawri - outre la voix pure et authentique de cette dame que j'accompagne presque timidement au piano - c'est le fait que lorsque je l'ai enregistrée, je n'avais encore jamais écouté de telle voix, de telle ambiance musicale pourtant venue de la Tunisie profonde. C'est suite à ça que je me suis énormément questionné sur le manque général d'intérêt concernant notre propre patrimoine musical pourtant si riche. »

Des voix comme celle de Dawri deviennent rares. Il y a une véritable rupture entre les générations sur ce qui se chantait avant et sur ce qui se fait aujourd'hui.

Wael: « Il ne peut plus y avoir de musique si les gens ne chantent pas. Aujourd'hui les gens oublient de chanter car ils n'écoutent que des enregistrements. »


Le concert de Hlib el Ghoula à TUNES :

Ghoula a donné son premier concert à Tunis, pour la fête de la musique le 21 juin 2016, après une résidence de 10 jours sur l'avenue emblématique Habib Bourguiba. Ce concert fut un véritable succès avec pas moins de 5000 personnes. Quelques mois plus tard, après un concert de sortie d'album à Paris plein à craquer, et une participation au festival Visa For Music à Rabat, il revient à Tunis pour la tournée de concerts TUNES, fondée par Cherifa Jaïbi et Mohamed Ben Saïd.

Le vendredi 2 décembre, à la salle du Barcelo à Gammarth, accompagné de DJ Gamra, du violoniste Mohamed Amine Khaldi, du comédien Rabii Brahim, et d'Amine Metani à la vidéo et au son, Ghoula enflamme le public. Il nous offre de délicieux moments avec notamment un mémorable solo de Gombri tunisien, cet instrument méconnu au son envoutant utilisé lors des cérémonies Stambeli. Au fond de la scène sont projetées des vidéos synchronisées à la musique, en partie issues de ses clips, retraçant ainsi toutes les histoires du projet Hlib El Ghoula.

Le public vient de partout, et tous les âges sont présents. Ils sont venus nombreux écouter en live le son Ghoula. Les sourires sont sur toutes les lèvres et une bonne ambiance règne dans la salle. C'est une atmosphère vraiment particulière qui flotte dans la foule, où tout le monde danse et partage un moment unique. Ghoula, grâce à sa musique, arrive à réconcilier les générations. Il y a comme de la magie qui émane de ses chansons. De manière presque instinctive, elles nous appartiennent toutes. Un concert plus que réussi qui nous laisse encore rêveurs plusieurs jours après. Et en parlant de rêves, Ghoula nous parle de son envie de faire une tournée en Tunisie afin de partager sa musique avec toutes les régions de Tunisie. Il aimerait beaucoup continuer ensuite par l'Algérie et le Maroc.

Hlib el Ghoula est un véritable morceau de bravoure, résultant du travail acharné d'un passionné, animé d'une envie profonde d'innover sur la scène musicale, et qui a su bien s'entourer. Un pari pour le moins gagné !


Meriem Aïdoun