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Entretien avec Kaouther Ben Hania : "la réalité peut contenir les germes d’un film"

Kaouther Ben Hania a fait ses études en cinéma à Tunis (EDAC) et à Paris (La Fémis et la Sorbonne). Elle réalise plusieurs courts-métrages dont « Peau de colle » (2013), qui a été sélectionné dans plusieurs festivals internationaux, en remportant plusieurs prix. Son documentaire « Les imams vont à l’école » a été dévoilé à IDFA 2010 et par la suite sélectionné dans plusieurs festivals prestigieux, comme Dubaï et Vancouver.

« Le Challat de Tunis », son premier long-métrage, ouvre la section ACID du Festival de Cannes en 2014 et connaît un succès international aussi bien aux festivals, qu’en salles, où il sera distribué dans plus de 15 pays.

Son nouveau film « Zaïneb n’aime pas la neige » connaît un succès dans les festivals internationaux comme en témoigne sa sélection au prestigieux festival de Locarno et les prix qui lui ont été discernés comme le Tanit d’or aux JCC 2016.


Quelle a été votre motivation première en commençant à filmer Zaïneb ? 

Ma motivation première était d’apprivoiser le réel. J’ai commencé à filmer Zaïneb en 2009. À l’époque je venais de terminer mon premier documentaire « Les imams vont à l’école ». Un film pas facile dans un milieu fermé mais où j’ai appris à approcher le réel par les outils du cinéma et où j’avais compris concrètement en quoi consistait le travail d’un documentariste. Je voulais approfondir cet apprentissage et repartir vers d’autres horizons. « Les imams vont à l’école » était un travail passionnant mais un peu austère à mon goût et surtout très intellectuel  malgré la touche comique qui existe dans le film. J’avais envie de m’atteler à une réalité plus poétique, plus émotionnelle et plus universelle. Une réalité proche mais tellement proche que parfois on ne la voit pas. Il suffit d’ailleurs de regarder autour de soi, sa famille, ses amis pour s’apercevoir qu’on connaît des gens passionnants, des héros à leur échelle (ou même des antihéros) qui mériteraient d’être filmés. C’est ce qui s’est passé avec Zaïneb et sa famille. J’ai eu tout de suite l’intuition que leur réalité peut contenir les germes d’un film. Une réalité très familière et presque anodine peut s’avérer -quand on la filme- magique, touchante, chargée de sens. La caméra (un peu comme un microscope) change et charge notre vision du réel. Donc, pour résumer, ma première motivation était d’écrire avec le réel (comme matière première) un récit cohérent et de préférence émouvant mais surtout universel et qui parle à tout le monde. Je voulais explorer l’anodin avec les outils du cinéma et lui donner un sens.


Comment vous êtes-vous trouvée à la filmer pendant 6 ans ? 

J’aurais pu le faire encore plus longtemps tellement l’immersion était passionnante ! Dans la vraie vie il y a toujours des rebondissements, des virements de situations dignes des meilleures sagas romanesques et épiques. Je voulais d’abord miser sur la durée. J’aime beaucoup observer comment les gens changent à l’épreuve du temps qui passe et physiquement et psychologiquement. Quand j’ai commencé à filmer, Zaïneb était un enfant, elle avait à peine 9 ans. J’ai très vite fait le calcul et je me suis dit : « au bout de 6 ans elle sera déjà une jeune femme magnifique ! », je veux documenter cette métamorphose.


Pourquoi avoir choisi de suivre ces personnages? Qu’avez-vous perçu chez eux ou dans leur histoire qui vous a fait penser que vous pourriez en faire un film? 

D’abord parce que je les trouve beaux et touchants, ensuite j’étais intéressée par ce qu’ils traversent. L’histoire de ces personnages c’est aussi l’histoire d’une immigration, d’un exil, d’une métamorphose et d’une intégration dans une nouvelle société. (L’histoire de l’humanité s’est faite d’immigrations.) Le film s’articule autour d’un moment crucial de la vie de chaque immigré, le moment de ce voyage définitif où tout change à jamais. Un avant et un après. Le personnage de Zaïneb et de sa famille est une illustration de ce voyage initiatique hors pair, où l’on apprend à composer avec son passé et surtout à s’intégrer dans une nouvelle culture. Son parcours, filmé à hauteur d’enfant, nous donne un accès privilégié à cette expérience douloureuse, mais ô combien essentielle, pour grandir. On traite, dans les débats politiques, de ces thématiques souvent d’une manière désincarnée, réduisant l’aspect humain à des statistiques et à des mesures politiques. Ce film contribue, à sa manière, à remettre ce débat dans son cadre personnel et humain, à éclairer les difficultés et les douleurs mais aussi les découvertes et les joies d’une nouvelle vie dans un nouveau pays. Zaïneb est issue d’un milieu musulman conservateur et d’une culture orientale où l’on partage tout et, dans son voyage réel et métaphorique, elle rencontre une nouvelle sœur, Wijdene, qui est issue d’un milieu catholique et d’une culture occidentale séculière et individualiste. Ces deux petites filles que tout sépare sont obligées de cohabiter dans la même chambre. Leur cohabitation génère des conflits mais ces conflits finissent par sceller leur destin et les transformer en vraies sœurs où chacune fait un chemin dans la compréhension de l’autre. Leur relation est, émotionnellement parlant, très forte mais elle illustre également un idéal qui devrait régir les relations entre les êtres humains quelles que soient leurs origines. Le film ne tient aucun discours politique à leur sujet, il est totalement construit autour de l’émotion et de l’intimité des personnages, autour de quelque chose d’essentiel pour comprendre notre humanité. Pour moi, cet aspect personnel est beaucoup plus fort que n’importe quel pamphlet car il me touche et me plonge dans l’humanité des personnages. 

 

Pourquoi, parmi cette famille éclatée, recomposée, votre choix s’est-il  posé sur Zaïneb comme protagoniste principal ? 

Parce qu’elle a -sans le savoir- l’étoffe d’une héroïne ! En tout cas, c’est ce que je crois, mais pour répondre à la question, j’ai choisi de raconter l’histoire à travers le point de vue de Zaïneb ; d’abord, parce que la sensibilité et le regard d’un enfant peut nous renseigner d’une manière originale et parfois surprenante sur le monde des adultes. Dans mon premier court- métrage de fiction, « Moi, ma sœur et la chose », j’ai déjà traité d’une thématique similaire : la vie des adultes à travers le regard d’un enfant.  Dans ce court-métrage, un enfant essaye de saboter le mariage de sa sœur pour que, la nuit de ses noces, elle ne fasse pas la «chose» avec cet homme étranger (le marié). Avec « Zaïneb n’aime pas la neige », j’ai eu envie d’aller plus loin, de creuser plus cette thématique. Aussi parce que Zaïneb est une fille intelligente, sensible, pleine de vie, qui n’a pas la langue dans la poche et sa vivacité d’esprit m’a toujours surprise.

J’avais aussi une envie de replonger dans les méandres de l’enfance. À l’époque, j’avais relu pour la nième fois mon livre de chevet « Le Petit Prince » où Saint-Exupéry dit si justement : « Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) ». Comme j’étais une grande personne, ce film m’a rafraîchi la mémoire.


Quelle est la part de subjectivité et d’objectivité dans votre démarche ? 

Dans mon travail tout est subjectif. Je ne crois pas à l’objectivité. La notion d’objectivité a été mise en avant pour des raisons d’efficacité strictement commerciales, sans lien avec un quelconque souci éthique, par les éditeurs de presse aux États-Unis, qui, en séparant les faits d’opinion, ne fâchent personne et touchent, donc, un nombre plus important de lecteurs. L’objectivité est donc une technique Marketing ! Un auteur est intrinsèquement subjectif. C’est la passion de ce qu’il filme qui l’anime. La passion n’est pas objective. Sinon, ça serait dommage.


Il y a une incroyable véracité dans le jeu d’acteurs... Ces moments ont été captés sur le vif? Y-a-t il eu une part de direction d’acteurs ou de scènes? 

Ici il s’agit de personnages et non d’acteurs. Le mot acteur suggère tout de suite la fiction, la mise en scène, la direction, le contrôle alors que ce qui était génial avec ce film c’est que je me suis laissé  happer par le moment, par l’émotion. J’étais la première spectatrice du film. Mon souci était de bien filmer ce qui se passait. Ce sont des personnes réelles qui vivent des choses réelles et qui m’ont fait partager leur vécu. C’est précieux comme expérience. Il fallait que je sois à la hauteur de ce qu’ils m’offraient. Diriger le réel est une gageure, d’autant plus que cela fausse tout, par contre on peut diriger sa caméra là où il faut et quand il faut.


Est-ce qu’il y a des limites à ne pas franchir dans la démarche documentaire en général? Et, la vôtre en particulier? 

D’abord, il faut être honnête et expliquer sa démarche aux personnes qu’on filme, ne jamais abuser de leur confiance, savoir quand est-ce qu’on arrête de filmer et puis ne pas tomber dans le voyeurisme. En général, on ne peut pas filmer les gens malgré eux ou en cachette. Il faut qu’ils soient conscients de l’existence de la caméra et comprennent ce que cela implique. 


Quelles sont les difficultés rencontrées lors du tournage ? 

La première difficulté était d’ordre technique. Sachant que je ne peux pas ramener une équipe avec moi (car ça aurait pu dérégler l’atmosphère intimiste du film), il fallait s’occuper et du son et de l’image et de la réalisation et de la régie, tout en pensant au montage et à la postproduction… C’était épuisant, mais ô combien instructif. C’est un film très artisanal que j’ai composé moi-même, plan par plan, de bout en bout. J’ai eu beaucoup de déboires techniques, j’ai raté le point par moment, j’ai eu des images sous-exposées, des cadres bancals, j’ai perdu le signal sonore parfois, mais à force de persévérer je suis arrivée à gérer la technique pour la mettre au service du film. Il y a aussi la difficulté à filmer des enfants qui ont tendance à jouer avec la caméra, à faire des numéros de clown, à crier dans leurs micros HF… Aussi, filmer dans la neige à -25°, manipuler la caméra avec des doigts nus, sans gants, à une telle température, était un moment particulier.


Penses-tu avoir répondu à la question: quelle est l’influence d’un enfant dans les prises de décisions (existentielles) des parents ?  

Dans l’une des scènes du film Zaïneb dit à Wijdene : « On est deux petites filles, on ne peut rien faire » en sous-entendant que ce sont les adultes qui décident de tout.                                       

Les enfants ne décident pas mais ils ont cette capacité unique d’adaptation aux situations les moins confortables. Un enfant n’est pas formaté par la vie, il est toujours une personne en devenir, donc il est capable (plus qu’un adulte) de s’y ajuster. C’est un âge également où l’imagination est vive, où on est capable d’invoquer le surréel pour pourvoir faire face au destin. Par exemple, le petit frère de Zaïneb est sûr que feu son père veille sur lui, depuis le ciel, il dit : « Dieu lui donne un peu de magie pour nous voir » c’est très beau.


Le thème de la séparation semble vous tenir à cœur, on le retrouve notamment dans votre court-métrage « Peau de colle » (différemment)…

« Peau de colle » est un film inspiré par « Zaïneb n’aime pas la neige », je l’ai écrit et tourné pendant le tournage du documentaire. C’est pourquoi il existe beaucoup de points communs entre les deux films. 



« Zaïneb n’aime pas la neige » a obtenu le Tanit d’or aux Journées Cinématographiques de Carthage. C’est une première pour les JCC d’inclure les documentaires dans la compétition officielle, à l’instar des festivals internationaux. Qu’en pensez-vous?

Oui, la tendance est au documentaire, d’ailleurs l’Ours d’or de la Berlinale 2016 a été remis au documentaire italien « Fuocoammare », centré sur la tragédie des migrants à Lampedusa.  Je pense qu’il existe trop de préjugés autour du genre documentaire qu’on confond souvent avec le reportage télévisuel et qu’une telle reconnaissance ne peut que valoriser le genre mais place aussi la barre haut,  car filmer le réel c’est aussi avoir des personnages forts et une histoire très construite, sinon on bascule dans le reportage journalistique.