Elle chante en dialecte tunisien et elle a marqué les esprits par des chansons comme « Kelmti Horra ». Emel Mathlouthi est de retour, après 4 ans d’absence, avec un album intitulé « Ensen ». Interview.
Sept ans depuis vos premières chansons, votre perception de ce qu'est la musique a-t-elle changé ?
Un peu plus même, je dirai 12 ans, le temps passe vite.
Bien sûr ma perception change constamment, toutes les semaines parfois, je trouve beaucoup de satisfaction dans le temps qui passe, on mûrit, on s’assagit un peu, on a un regard plus chargé, on a plus confiance en soi, et je suis heureuse de voir ma créativité évoluer et s’approfondir.
Quels sont vos artistes préférés ?
Rammstein, Arvo Part, Beethoven, Kanye West, Violeta Parra, Chikh Imam, Susanne Sandfor.
A quel moment avez-vous commencé l'écriture et la composition ? Vous rappelez-vous de vos premiers textes ?
Bien sûr, je pense que j’ai commencé a composer a l’âge de 10 ans, j’ai écrit quelques morceaux en anglais dès l’âge de 15 ans, mais je pense que j’ai réellement commencé à écrire et composer de façon plus personnelle entre 2004 et 2005, il y a même 2 titres qui sont sur mon nouvel album.
Vous avez chanté lors de la remise du prix Nobel de la paix 2015. Un beau souvenir ?
Evidemment, plus que ca, ça a été une expérience unique dans ma vie, je pense. Mis a part le fait d’avoir chanté à la cérémonie et au concert, j’ai réalisé un rêve en jouant Kelmti Horra avec un orchestre et un chœur, je l’avais toujours entendue comme ça dès le moment où j’ai écrit la musique, je ne savais pas si j’allais un jour avoir la chance de l’interpréter dans un tel format et j’ai pleuré de joie lors des répétitions. Je suis heureuse d’avoir porté cette musique si loin, comme pour clore un chapitre en toute beauté.
Quand on dit Emel Mathlouthi, on dit "Kelmti Horra", cet album est sorti en 2012 après la révolution tunisienne. Quel est le secret de son succès ?
La chanson existe depuis 2007, elle fêtera ses 10 ans cette année! L’album, quant à lui, a été écrit entre 2005 et 2009, c’est-à-dire plusieurs années avant la révolution.
Au départ, je la voulais comme un constat, un défi envers la dictature en place, ça faisait déjà 7 mois que j’étais en train de l’enregistrer et de la produire quand le mouvement à Sidi Bouzid a éclaté. Je pense que sa force et son authenticité résident dans le fait que c’est un album chargé d’émotion et d’intensité, il y avait beaucoup d’innocence et de passion dedans, c’était une question de survie d’avoir écrit ces chansons- là, d’abord pour trouver un sens à mon existence et ensuite, après avoir émigré en France je me suis investie d’une responsabilité envers ceux qui ne pouvaient pas voyager, ceux qui étaient muselés, opprimés, oubliés, je voulais faire croire aux gens que la révolution était possible. Il y avait beaucoup d’utopie dans ma tête, il fallait y croire complètement pour que d’autres puissent y croire.
Quelles sont vos sources d'inspiration?
La poésie, la musique, la danse, le cinéma... Je n’en vois pas assez malheureusement mais c’est là où réside toute la nourriture cérébrale dont on a besoin!
Jouer du piano m’apporte beaucoup d’idées aussi… Certaines situations parfois, personnelles ou dans la rue.
Après quatre ans d’absence, vous proclamez votre retour avec "Ensen". Pourquoi ce titre ?
Ce projet a été conçu lentement mais sûrement, il a été tissé sur à peu près deux ans, 7 endroits, 6 villes, 4 pays et 3 continents différents. Pas forcément par choix, mais par soif et souci d’originalité, de créativité, de poursuivre cet inconnu dans ma tête qui m’attirait doucement vers ce qui m’attendait quelque part où je n’avais jamais été musicalement et artistiquement. J’ai travaillé autant avec un producteur reconnu qu’avec des gens moins visibles mais qui m’ont apporté la satisfaction de travailler dans l’authenticité, la générosité et sans concession aucune.
Du côté sonore, l’album est le croisement de percussions, instruments et rythmes tunisiens et nord-africains, avec une électronique expérimentale, ce qui donne aux beats et au groove, un timbre organique assez peu entendu. C’est en plein milieu des Cévennes que l’on a commencé à développer l’idée de créer notre propre bibliothèque de beats, à base de percussions et de rythmes enregistrés sur place que l’on découpera et traitera soigneusement et follement pour former des samples atypiques et modernes qui vont relever le défi de faire vivre complètement les chansons. Ces dernières ont été écrites entre 2009 et 2014, certaines sont même de 2004. Elles sont ornées d’arrangements et de textures entre le froid de la Scandinavie et les profondeurs des voix berbères et presque sauvages qui font tout le côté cinématique qui m’inspire depuis mon premier album.
J’ai trouvé qu’entre la recherche de soi, de son identité, le voyage intérieur dans la psyché et l’âme, toutes les oppositions que l’on a et que j’ai totalement expérimentées sur cet album, force et fragilité, lumière et obscurité, exaltation et souffrance, extraversion et retenue, le vecteur commun de tout ça c’est notre humanité ; celle qui n’est pas que haine et violence. L’être humain a créé de la beauté, à travers l’amour, l’art, la compassion, la solidarité, ça me semblait parfait pour résumer ce travail profond.
L'album est en collaboration avec Amine Metani, Valgeir Sigurdsson. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Je connais Amine depuis longtemps, nous venons d’un univers commun, le métal. C’est Nessim Zghidi, musicien atypique et producteur de musique électronique qui m’a encouragée à travailler avec lui quand j’ai commencé à prospecter…
Je n’étais pas très sûre au début, alors on est partis tous les trois en résidence au milieu de nulle part en Normandie. A la sortie de cette hibernation musicale de 5 jours, j’ai réalisé que je tenais quelque chose que je n’avais jamais entendu auparavant. La collaboration avec Valgeir est arrivée presqu’au même moment, je suis partie en Islande le rencontrer pour une petite session de trois jours, juste après je crois, je ne savais pas encore comment mais j’avais envie de faire collaborer tout ce petit monde autour d’une seule identité et signature. Je suis contente que ça ait fonctionné et que tout le monde ait apporté le meilleur de soi. Merci. Dès le départ, je voulais travailler sur un fond rouge, pour moi c’est ce qui allait accentuer tous les mouvements et tout le côté presque bestial de nos danses. Je voulais développer le contraste entre la désillusion et le désespoir avec la vie, l’intensité de la réaction populaire, la rébellion. Je n’avais pas rencontré les danseurs avant le jour du tournage, j’ai été tellement heureuse de voir leur chorégraphie correspondre parfaitement à ce que j’avais pu imaginer et à mes improvisations. Pour moi le corps était capital dans cette vidéo et je voulais communiquer énormément de sensations d’urgence, d’insurrection. À la sortie du tunnel il faut être prêt au combat.
Dhia BOUSELMI