Zoom sur un événement

Zoom sur Cinéma de la paix, festival émancipé !

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Du 8 au 12 mars 2017, le festival Cinéma de la Paix, organisé par la Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs (FTCC), pose ses valises au  4ème Art.S’y croisent des familles de cinémas, de nationalités, de supports (films, vidéos), en quête d’un « spectateur émancipé ».Foyer, d’Ismaïl Bahri, nous a particulièrement impressionnés, en rassemblant un peuple de regards autour de la caméra.

Le vent fait son cinéma mercredi 8 mars sur l’Avenue de Paris. Des restes de la  tempête Zeus décoiffent les brushings et font danser quelques sacs plastique dans les rues du centre-ville pendant que dans le noir de la salle du 4ème Art, à 16h, il joue avec une feuille blanche, posée devant la caméra du vidéaste et plasticien Ismaël Bahri. C’est Foyer, une vidéo de 30 min, qui ouvre la 17èmeédition du Cinéma de la Paix. 

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L’artiste franco-tunisien pose son dispositif dans les rues de Tunis, en nous bloquant la vue avec ce morceau de papier glissé devant l’optique, il nous rend sensibles à la lumière et délie les langues des passants. 

Le geste est élémentaire mais généreux : ce foyer de paroles fait du blanc une couleur chaude. On ne peut pas regarder, mais on nous donne à voir.Tous les regards convergent vers la feuille de papier, celui de l’artiste, ceux des passants (un photographe amateur, des policiers, une petite fille, un groupe de jeunes venus de Hay Ezzouhour pour plonger dans un canal) et nos propres regards de spectateurs. 

Sur  l’écran blanc et ses sous-titres se dessine en filigrane un portrait poétique, social et politique des rues tunisiennes.

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Jeudi soir à 19h, les corps hors-champ de Foyer laissent la place à celui de Niko, jeune homme désœuvré qui arpente les rues d’un Berlin plutôt hostile, à la recherche d’un café. Le réalisateur de Oh Boy, Jan Ole Gerster, semble sous influence jarmuschienne, avec sa déambulation jazzy en noir et blanc. 24 heures de la vie d’un loser indolent qui se laisse porter par le vent.

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Héros dépressif, Niko  affronte toutes sortes de personnages s’opposant à son dilettantisme : une petite amie exigeante, un psy procédurier, une serveuse de café bio intransigeante,  une ancienne camarade de classe borderline, un voisin encombrant voulant le forcer à manger les boulettes de viande de sa femme, des contrôleurs intraitables, puis son père, qui décide de lui couper les vivres parce qu’il a déserté la fac depuis deux ans. D’échec en désillusion, le film enchaîne des saynètes assez réussies, souvent très drôles. Son personnage principal incarne une nonchalance triste, un doux malaise contemporain.

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Vendredi 10 mars, 16h, il est encore trop tôt dans la journée pour voir Paradis : Amour de Ulrich Seidl. Décidément, le cinéma autrichien donne souvent la nausée. Premier volet d’une trilogie sur la recherche du bonheur consacrée à des personnages féminins en vacances,  le film suit Teresa, la cinquantaine corpulente, affectivement carencée, partie pour un safari sexuel au Kenya. 

A l’illusion romantique qui aveugle d’abord Teresa, le réalisateur oppose un cadrage radical, des plans très longs, sans lumière artificielle ni musique, choisit des acteurs kenyans non professionnels, filme des scènes de sexe non simulées et se tient au bord du cinéma documentaire, selon sa méthode habituelle. La quinquagénaire finira par accepter l’idée que l’économie guide les rapports humains ; le tourisme sexuel comme néo-colonialisme. Du cinéma sale, grotesque, poisseux et cruel, formellement  hallucinant.

Samedi 11, 19h, on vient soigner sa gueule de bois devant le magnifique Rio Corgo de Sergio da Costa, portugais et Maya Kosa, polonaise. Si dans Paradis : Amour, la fiction ne s’oppose pas à la réalité, ici, un film documentaire n’est pas le contraire d’un film de fiction. Ce semi-documentaire fait le portrait de Joaquim Silva, un vagabond qui a fait tous les métiers, réparateur de parapluies, barbier, maçon, mineur, berger, coiffeur, jardinier, clown, magicien…et qui promène désormais sa silhouette de dandy, ses bagues, son sombrero et ses bottes de cow-boy dans un village dont les habitants semblent se méfier de sa fantaisie. Ils l’appellent « l’Espagnol », et les éoliennes avec lesquelles le cadre la caméra rappellent les moulins à vent de Don Quichotte : lui aussi règne sur un royaume imaginaire. Il habite avec des fantômes. Une petite fille, pourtant, s’accroche à lui, il lui confie ses histoires tandis que la vie l’abandonne peu à peu. Le matériel documentaire s’entremêle aux fictions et aux hallucinations qui peuplent Silva ; les deux sont inséparables. Les plans panoramiques filment l’harmonie parfaite entre l’homme et la nature -scène inoubliable d’un chien chantant au son d’un accordéon-, et le montage du génial Telmo Churro nous rappelle le rythme des films de Miguel Gomes. Le duo lusitano-polonais filme la folie sublime, la vie qui coule le long du Rio Corgo.

Le Cinéma de la paix est un moment précieux, non-compétitif, qui assume des choix radicaux. Lors de la conférence de presse, Ramzi Laâmouri, président de la FTCC, parlait d’un « spectateur émancipé », reprenant le titre d’un livre de Jacques Rancière. Ce spectateur émancipé convoqué par les regards face caméra de Paradis : Amour, mis à distance par la feuille de papier de Foyer, intrigué par le brouillage des frontières entre fiction et documentaire dans Rio Corgo. Ces cinémas-là ne sont pas « une technique de la visibilité qui aurait remplacé l’art d’imiter les formes visibles » mais « l’accès ouvert à une vérité intérieure du sensible » (La fable cinématographique, Jacques Rancière). Ils « partagent le sensible », en bouleversant la configuration d’un espace que nous pensions connaître, en renouvelant la façon dont celui-ci est peuplé, en donnant aux corps qui l’occupent une puissance inédite.

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Les corps justement ! Des films qui collent aux corps cette année, une thématique chère au ciné-club de Tunis et qui a de nouveau traversé un atelier animé par Adnen Jdey vendredi matin sur « L’éthique du corps dans l’histoire du cinéma » puis la rencontre du samedi matin autour d’Ikbal Zalila, Mounir Baaziz et Fethi Doghri sur les nouveaux corps dans le cinéma tunisien.

On regrettera juste d’avoir manqué A maid for each, le documentaire libanais de Maher Abi Samra filmant les travailleuses domestiques venues d’Afrique et d’Asie, projeté à 16 h le samedi. Ont aussi été projetés Spira Mirabilis de Massimo D’Anolfi et Martina Parenti, Al Madina de Omar Shargawi et A mile in myshoes de SaidKhallaf. Sur huit films, cinq premières nationales, dont l’écran blanc de Foyer, sur lequel les spectateurs du 4èmeArt ont projeté leurs propres images. Toute la salle a pu imaginer les silhouettes pasoliniennes prononcer ces mots : « y’a qu’un Français pour être aussi blanc ; ici, on est brûlés par le soleil, par les prisons, par la drogue ».


Alex NOBILE