Synthèse de Bizerte 2023
Préambule
Réunis à Bizerte en cette année cruciale de 2023, sous l'égide de la Saison Bleue, nous, membres du think-tank prospectif Océan 2050, sommes une fois de plus, confrontés à une urgence sans égale qui menace notre planète, et singulièrement l’océan.
Le constat scientifique de l’ébullition océanique
Le terme "Ère de l'ébullition," formulé par le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies, Antonio Guterres, ne pourrait être plus pertinent pour décrire la période dans laquelle est entrée l’océan. Dès 2019, le Rapport Spécial du GIEC sur l'Océan et la Cryosphère de 2019 avait fait figure d’avertissement. Dans ce contexte, la trajectoire fixée par l'Accord de Paris, visant à maintenir l'élévation de la température globale en deçà de 1,5°C ; doit être scrupuleusement suivie. En effet, les conséquences du changement climatique constatées aujourd’hui telles que la hausse de l’acidité, le réchauffement de l’eau, ou le ralentissement de la circulation thermohaline, risquent de s’accroître dans les décennies à venir. Alors que l’été 2023 a contribué à une prise de conscience des effets du changement climatique, malheureusement tardive, la science ne peut plus être en marge ou considérée comme une opinion. Ainsi, nous appelons à reconsidérer le rôle des scientifiques dans la société, notamment à mettre en œuvre urgemment les solutions fondées sur la science, à l’instar des aires marines protégées. Cependant, les efforts de conservation et de restauration de la biodiversité seront réduits à néant s’ils ne sont pas précédés et accompagnés par une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre. Dans cette lutte vers l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, l’océan incarne à la fois le plus grand écosystème menacé de la planète mais aussi l’une des solutions. En matière de recherche académique et de construction des savoirs, nous soulignons l’intérêt d’une collaboration entre le Sud et le Nord. Plus qu’un impératif scientifique, celle-ci est aussi une nécessité diplomatique. Ce contexte changeant de nouvelles réalités climatiques requiert également des innovations dans les pratiques et les méthodes de recherche. Par conséquent, l’adaptation des pratiques et méthodes de recherche scientifique aux nouvelles réalités climatiques implique une transformation des paradigmes éducatifs. Le progrès scientifique ne peut s'accomplir sans une génération de décideurs formée pour relever les défis climatiques et environnementaux actuels. Le grand public doit également être informé et éduqué sur les enjeux climatiques et marins à travers l’ocean literacy pour que chaque individu contribue à un océan durable et un futur désirable en 2050.
Géopolitique et sécurité internationale
Dans le contexte actuel, marqué par des transformations rapides et parfois imprévisibles décrites par les scientifiques, l’océan risque de devenir un espace de crises. Il sera de plus en plus marqué par une compétition, une contestation et une confrontation accrues. Ainsi, nous constatons aujourd’hui un effort inédit de réarmement de puissances navales en parallèle d’un réveil des souverainetés caractérisé par un mouvement paradoxal de territorialisation de l’océan. Outre les enjeux primordiaux de défense, nous attendons des marines une contribution accrue à la compréhension et à l’anticipation des évolutions de l’océan, à la lutte contre les trafics, contre la pêche INN et au soutien des populations lors d’évènements climatiques extrêmes. Le concept de basculement naturel et géopolitique illustre une réalité inévitable à laquelle nous devons nous préparer. Le changement des conditions océaniques aura un impact inéluctable sur les ressources, exacerbant les tensions autour de la pêche, des métaux rares ou des voies de navigation. Dans ce contexte, il est impératif d’anticiper les crises et de créer des mécanismes de coopération multilatérale. Le développement d'outils comme le jumeau numérique de l'océan, s’avère donc essentiel pour garantir la qualité de l’information qui servira d’appui à des décisions techniques et opérationnelles. Il est donc à espérer qu’en 2025, à l’occasion de la Conférence des Nations Unies sur les Océans, soit annoncé le fonctionnement de ce jumeau numérique de l’océan et de l’organisation intergouvernementale chapeautant son fonctionnement. Les banques publiques de développement, qui gèrent des milliards sous l'égide des États, elles jouent un rôle crucial dans ce panorama géopolitique qui doit faire de l’océan un pacificateur et un faiseur de lien à l’horizon 2050. A fin de mieux aligner ces institutions sur les Objectifs de Développement Durable (ODD) et sur les conventions internationales en matière de durabilité, il nous semble fondamental de soutenir l'exemple de la coalition des banques d'investissement bleues formée à la suite de la réunion de Carthagène. Cela doit aller de pair avec le désinvestissement dans les énergies fossiles et les secteurs néfastes à la biodiversité, et la redirection de ces capitaux vers des initiatives positives et d’ampleur et échelles différentes. Véritable enjeu géopolitique, la refonte des systèmes financiers internationaux doit accompagner ces efforts. Nous souhaiterions que soit étudiée la piste de la réforme de l'endettement, qui devrait être liée à la performance environnementale des nations, de même que le concept d'échange de dette contre la protection de la nature, comme ce fut le cas pour la Barbade et l'Équateur. Enfin, la solution à ces défis complexes doit nécessairement impliquer des partenariats public-privé, associant l'ensemble des parties prenantes, y compris les scientifiques et les organisations non gouvernementales. Ceux-ci contribuent par la même occasion au transfert de compétences entre les différentes parties, rendant ainsi possible une réponse multidimensionnelle et efficace aux défis géopolitiques et environnementaux que nous rencontrons. A l’occasion de la Conférence des Nations Unies de Nice en 2025 la perception de l'océan doit évoluer pour que l'on cesse de le considérer exclusivement comme un espace géopolitique stratégique pour l’envisager comme un système connecté complexe, au cœur des équilibres naturels et potentiel pacificateur en vue d’un futur souhaitable.
Gouvernance européenne de l’océan
Les récentes crises internationales ont démontré la capacité l'Union européenne à se saisir d’un sujet et à jour un rôle stabilisateur et directeur. Les crises liées à l'océan représentent un tel contexte et réclament en conséquence une action coordonnée et bien articulée à l'échelle européenne. Il est donc impératif que l'UE déploie une approche intégrée de la gouvernance de l'océan et du milieu aquatique, notamment en suivant les préconisations de la Mission Starfish et en créant une Agence européenne de l'Océan qui aurait pour mission de coordonner les politiques et stratégies relatives au milieu marin. La communication transparente et efficace entre les milieux scientifiques et les décideurs politiques européens constitue un autre élément crucial de travail. Des initiatives comme l'International Panel On Ocean Sustainability, ou encore la création d'un jumeau numérique de l'océan, pourraient grandement contribuer à cette fin. De plus, il convient de souligner le besoin pressant d'un courage politique au niveau européen pour se saisir de questions sensibles qui ne sont pas traitées à hauteur de l’urgence écologique et des constats scientifiques comme les aires marines protégées et la gestion de la pêche. D'autres domaines, moins fréquemment abordés mais tout aussi cruciaux, comme les opérations de sauvetage en mer, doivent également être inclus dans le spectre des responsabilités européennes. Enfin, la position globale de l'Union européenne en fait un candidat idéal pour adopter une position diplomatique de premier plan sur les questions maritimes. L'UE a la possibilité, et peut-être même l'obligation, de jouer un rôle majeur dans l'orientation des normes et des politiques mondiales relatives à l'océan lui offrant une opportunité précieuse pour l'Union de renforcer son rôle en tant qu'acteur mondial.
Méditerranée
Bizerte nous offre l’occasion de réfléchir sur la Méditerranée qui nous rassemble. L’exercice de prospective mené par le Plan Bleu à l’échelle méditerranéenne permet de décrire une région caractérisée par un climat qui pourrait connaître un réchauffement de +2,2°C, un vieillissement global de la population, une stagnation de la pêche industrielle et une croissance de la production aquacole. De nombreuses espèces endogènes, pourraient avoir disparu en raison des pressions anthropiques et le changement climatiques. Ainsi, les déversements plastiques pourraient être de 2 à 3 fois supérieurs de même que la quasi-totalité de la population autour du bassin puisse souffrir de pénuries d’eau. Sur cette base, le Plan bleu travaillera sur plusieurs sous-régions ou pays volontaires pour approfondir des scénarios de prospective et en présenter les conclusions lors d’une prochaine réunion du groupe d’experts Océan 2050. La nécessité d'une approche coordonnée sur les plans politique et financier dans le domaine maritime a été reaffirmé. À cet égard, l'UpM a lancé le partenariat Blue Med dans le but d'améliorer les infrastructures maritimes et de renforcer le potentiel maritime pour faire face aux trois crises majeures : le climat, l'environnement et l'économie. A l’échelle Méditerranéenne, au problème climatique s’ajoute celui de la pollution plastique déjà abordée dans la Convention de Barcelone. Nous insistons sur la nécessité de réduire drastiquement l’usage de plastiques, d’interdire l’usage de plastiques et additifs toxiques, de mettre en place un système de responsabilité élargie des
producteurs au niveau méditerranéen et de soutenir l’économie circulaire. La Convention de Barcelone peut, à cet égard, incarner un cadre d’expérimentation unique alors que se négocie actuellement le futur Traité plastique. Constatant une nouvelle fois l’émulation collective, et la situation géographique, diplomatique et juridique de la Méditerranée, il est permis d’espérer que la celle-ci soit un espace exemplaire qui intègre le principe de précaution (faire de la protection la norme et de l’exploitation l’exception), un protocole sur l’économie bleue durable, les questions du tourisme bleue durable.
Conclusion
Le Forum Mondial de la Mer nous offre une nouvelle fois l’occasion de se livrer à un exercice singulier mais non moins important sur la Rive Sud de la Méditerranée. En rassemblant les parties prenantes et en capitalisant sur les échanges conduits par les experts du groupe Océan 2050, il contribue à paver le chemin vers la prochaine Conférence des Nations Unies pour les Océans qui se tiendra à Nice en juin 2025. La date butoire de l’Agenda 2030 approche, alors que les cibles de l’Objectif du Développement Durable 14 sont toujours lointaines et que les trajectoires de réchauffement climatique ne respectent pas l’objectif fixée par l’Accord de Paris. Nous renouvelons donc collectivement notre appel à des transformations immédiates, engagées, courageuses et multilatérales en vue de la reconquête de la bonne santé de l’océan.