C’est un art qui ne nécessite qu’un tabouret, un micro et une lumière crue. Pourtant, c’est sans doute l’exercice le plus périlleux du monde du spectacle. Le stand-up comedy, né dans les caves enfumées des États-Unis, a traversé l’Atlantique et la Méditerranée pour trouver, en Tunisie, une terre de prédilection inattendue. Entre liberté de ton post-révolutionnaire et tradition de la satire, plongée dans un phénomène culturel qui fait vibrer la scène tunisienne en 2025.
De l’oncle Sam à la punchline
Pour comprendre l'engouement actuel en Tunisie, il faut remonter aux origines. Le stand-up n'est pas simplement "raconter des blagues". C'est l'art de briser le quatrième mur, de s'adresser directement au public sans le filtre d'un personnage théâtral costumé.
Les racines américaines
Si l'humour a toujours existé, le format actuel naît aux États-Unis à la fin du XIXe siècle avec les Minstrel Shows et le Vaudeville. Mais c'est dans les années 1950 et 1960 que la mutation s'opère. Les blagues à chute (set-up / punchline) laissent place à l'observation sociale et politique.
Les Pères Fondateurs :
Lenny Bruce : Le martyr du stand-up. Il a transformé la scène en tribune pour la liberté d'expression, abordant religion, sexe et politique, ce qui lui valut de nombreuses arrestations.

Richard Pryor : Il a apporté une crudité et une honnêteté brutale, racontant ses propres démons et la condition noire américaine avec une vulnérabilité désarmante.

George Carlin : Le philosophe du stand-up. Son analyse sémantique et sa critique du "rêve américain" restent des références absolues.

La tunisie : du "one-man-show" au "stand-up" pur
En Tunisie, l'humour sur scène a longtemps été dominé par le One-Man-Show théâtral. Des géants comme Lamine Nahdi (avec Maki & Zakia) ou Kamel Touati incarnaient des personnages fictifs, avec costumes et décors, pour caricaturer la société.

Le véritable virage s'opère post-2011. La Révolution a fait sauter les verrous de la censure. La parole s'est libérée, et la jeunesse a cherché un format plus direct, plus brut, moins "joué" et plus "vrai". Le stand-up, avec son économie de moyens et sa liberté totale, est devenu le vecteur idéal de cette nouvelle urgence de dire.
L'écosystème tunisien en 2025 : où rire ?
Aujourd'hui, le stand-up tunisien est structuré. Il ne s'agit plus de cas isolés, mais d'une véritable industrie naissante avec ses codes, ses lieux et ses rites de passage.
Les lieux cultes, les "Comedy clubs", et les groupes
La culture du "Comedy Club" à l'américaine (plusieurs humoristes s'enchaînent sur 10-15 minutes chacun) s'est installée à Tunis, Sousse et Sfax.
Artea Comedy Club : c’est le rendez-vous hebdomadaire où l’humour tunisien se vit sur scène chaque dimanche à l’Espace culturel Artea, pour des soirées rires et bonne humeur.
Punchline Comedy : un groupe qui organise une série de soirées stand-up en Tunisie.
L'Artisto (Tunis) : Souvent considéré comme le laboratoire du rire. C'est un passage obligé pour tester ses vannes. L'ambiance y est intime, impitoyable si l'on n'est pas drôle, mais généreuse avec le talent.
Les Cafés-Théâtres et Hubs Culturels : De nombreux espaces à La Marsa, Ennasr ou au Lac organisent désormais des soirées Open Mic hebdomadaires.
Concours et tremplins
La télévision a joué un rôle d'accélérateur. Beaucoup des émissions ont permis de démocratiser le genre. En 2025, les réseaux sociaux (TikTok et Instagram) servent de "premier tour" de sélection : le public valide l'humoriste en ligne avant de payer sa place.
Les figures de proue : profils des rois du rire
Le paysage est riche, mélangeant les vétérans qui ont su évoluer et la nouvelle garde ultra-connectée.
La pionnière : Wajiha Jendoubi

Le Parcours : Actrice et humoriste issue du théâtre, elle s’impose très tôt comme l’une des rares voix féminines à occuper seule la scène.
Le Style : Un humour frontal, basé sur l’incarnation de personnages et l’observation des rapports sociaux, où se mêlent satire, critique des normes et autodérision.
Sa Force : Avoir ouvert un espace de parole féminin dans un milieu longtemps dominé par les hommes, en abordant des thèmes liés à la condition des femmes, à la famille et aux injonctions sociales.
Le "Parrain" : Lotfi Abdelli

Impossible de parler de stand-up tunisien sans citer Lotfi Abdelli.
Le Style : Provocateur, incisif, bilingue (voire trilingue). Il est celui qui a fait la transition entre le théâtre classique et le stand-up moderne.
Sa Force : L'interaction avec le public. Ses spectacles (Abdelli Showtime, Made in Tunisia) reposent en grande partie sur l'improvisation et le "roast" (taquinerie musclée) des spectateurs au premier rang.
Le dandy populaire : Nidhal Saadi

Le Parcours : Acteur de formation, révélé au grand public par la série Awled Moufida.
Le Style : Un stand-up plus "storytelling". Nidhal raconte sa vie entre la Tunisie et la France, les chocs culturels, la drague. C'est un humour élégant, très maîtrisé, qui séduit un public familial et la diaspora.
La valeur sûre : Mehdi Bachterzi

Le Profil : Mehdi Bachterzi s'est imposé comme une figure incontournable par sa régularité et sa capacité à capter l'air du temps.
Le Style : Très énergique, il excelle dans la caricature des comportements sociaux tunisiens. Il utilise beaucoup le mime et les bruitages pour appuyer ses propos. Il représente cette génération qui a commencé sur les réseaux sociaux pour confirmer avec brio sur les planches.
Signature : Une capacité à rendre hilarantes des situations administratives ou familiales anxiogènes.
Le stand-up à la tunisienne
Qu'est-ce qui différencie un stand-upper new-yorkais d'un stand-upper tunisois ? La langue. Le stand-up tunisien est un feu d'artifice linguistique. On passe du dialecte tunisien (Derja) au français, avec des pointes d'anglais. Ce mélange permet des jeux de mots intraduisibles et crée une complicité culturelle unique.
De plus, l'humour tunisien est intrinsèquement autodérisoire. On rit de la crise économique, des pénuries, des visas refusés. Le rire devient une catharsis collective, une arme de résilience massive face à un quotidien parfois morose.
Conclusion
La culture du stand-up en Tunisie n'est plus une mode passagère ; elle est devenue une institution. Des caves de l'Artisto aux festivals internationaux, les humoristes tunisiens portent la voix d'une société vivante, critique et incroyablement drôle.
Par S.B.S
