Sur les trottoirs de l'avenue Habib Bourguiba, le café situé face au cinéma Le Colisée ne désemplit pas. Les spectateurs venus assister à l'avant-première y ont pris place en attendant l'accès au tapis rouge. Les regards se croisent, s'examinent, dans une complicité collective. Enfin, les portes s'ouvrent. Ils sont nombreux en ce soir de 12 février à venir voir le premier long-métrage de Sonia Chamkhi, avec à l'affiche Aicha Ben Ahmed, Fatma Ben Saidane, Jamel Madani et Ghanem Zrelli. La salle est comble, les spectateurs enthousiastes, et la mise en place longue. L'avenue Habib Bourguiba étant interdite aux véhicules, cela a retardé l'arrivée des participants. Une heure après l'heure prévue, l'avant-première commence. Le directeur du cinéma fait un discours devant l'assistance. Toute l'équipe du film est là pour l'occasion, depuis la réalisatrice jusqu'à l'équipe technique. Ensemble, ils montent sur la grande estrade du Colisée. Certains ont l’air gênés, d'autres fiers face aux visages levés vers eux. J'ai été surprise par les tenues majoritairement décontractées de l'équipe, malgré l’occasion. Puis la réalisatrice prononce quelques mots avant le lancement de la projection.
Après les applaudissements du public, l'équipe du film prend place sur les sièges de velours. La lumière baisse, le silence se fait, le film commence. Aïcha Ben Ahmed joue Hind, une jeune femme mariée à Taoufik, interprété par Jamel Madani. Elle est actrice, lui metteur en scène, et ils travaillent ensemble avec d'autres acteurs sur une pièce de théâtre présentant le drame familial d'une famille tunisienne. Son frère Mehdi, joué par Ghanem Zrelli, est chanteur dans un cabaret. Le frère et la sœur sont très proches. Ils sont solidaires, embarqués dans les mêmes difficultés. Ce sont tous les deux des artistes ayant fui leur village d'origine et leur famille pour vivre de leur art à Tunis. A la différence que Mehdi a été complètement rejeté par sa famille, surtout par son frère intégriste religieux, à cause de son homosexualité. Ils font face aux problèmes qu'ils rencontrent dans leur vie sentimentale. Pour « rentrer dans le moule », Mehdi prévoit de se marier. C'est sans compter l'intervention de son partenaire fougueux dans cette décision, incarné par un Zied Touati au regard inquiétant. Hind quant à elle doit subir les colères de son mari dominateur, colérique, tout en élevant son fils et en faisant tampon entre sa famille et son frère. Elle est chaleureusement soutenue par l'aide-ménagère du théâtre, brillamment interprétée par une Fatma Ben Saïdane drôle et sincère.
Après la projection, un délicieux buffet est servi dans la salle en face du cinéma. Les verrines de toutes sortes y côtoient un open-bar. En rentrant de la séance, le film m'a laissé une impression mitigée. J'ai aimé la façon ouverte dont le film a traité de sujets polémiques en Tunisie : l'homosexualité masculine, l'alcoolisme de Taoufik, les scènes d'amour à l'écran, le milieu artistique tunisien et le poids que prend la famille dans les détours du chemin de la vie. L'art y est un moyen d'expression de soi, permettant de faire face et de combattre ses démons personnels. Il peut être aussi un facteur de marginalisation, suscitant le mal-être ou l'épanouissement dans un milieu où l’on est libre d'être soi. Cette marginalisation était plutôt négative. Mehdi y représentait une figure d'échec, un homme qui travaille à la même enseigne que les travailleurs du sexe, enfoui dans un cabaret étroit et chamarré, et qui est obligé de se marier pour cacher sa situation. Pourquoi ne pas avoir fait un artiste homosexuel riche et reconnu ? Elle était aussi négative pour Hind, qui se retrouve mariée à un homme destructeur qui noie son incompétence dans l'alcool et les hurlements. Sans entrer dans les détails de la suite de l'histoire, elle arrive heureusement au final à se libérer de son joug. Par ailleurs, l'interprétation de l'actrice était monotone et creuse. Sondos Belhassen, dans le rôle de la sœur qui prend la responsabilité de sa mère malade, portait mieux sur ses épaules le poids de l'histoire familiale. Même si certains acteurs sont très convaincants, les dialogues sont ralentis par les « Bonjour-ça-va » et autres paroles vides. Le scénario, déséquilibré, fait traîner en longueur des moments peu importants pour l’intrigue, et au contraire, fait passer en quelques minutes les moments-clé. On pourrait y voir une tentative de retransmission de l'état d'esprit de Hind, qui se languit dans son malheur dans les moments de lenteur puis explose de vie dans les moments plus rapides. Sauf que la lenteur dévalue les moments plus riches en rebondissements, faisant décrocher le spectateur, qui attend qu'il se passe enfin quelque chose à l'écran, une image, un ressenti, un évènement, qui accrocherait son regard.
Si je ne devais garder qu'un seul souvenir du film, ce serait ce plan large sur le cimetière en bord de mer de la ville de Mahdia. La lumière et les couleurs étaient magnifiques, et l'endroit sublime surprend par sa grâce et sa tristesse infinie. Il me rappelle la chanson de Brassens, Supplique pour être enterré à la plage de Sète, où il dit espérer être enterré près de la mer :
Juste au bord de la mer, à deux pas des flots bleus,
Creusez, si c'est possible, un petit trou moelleux,
Une bonne petite niche,
Auprès de mes amis d'enfance, les dauphins,
Le long de cette grève où le sable est si fin,
Sur la plage de la Corniche.
Sarra Boussen