L’histoire de la bande dessinée ne date pas d’hier. Les spécialistes s’accordent à la faire remonter au début du XIXème siècle avec l’écrivain suisse Rodolphe Töpffer qui dessinait plusieurs histoires sous formes de planches, comme celle de l’Histoire de M. Jabot publiée en 1831 et diffusée dans les cercles littéraires de l’époque.
Après un essor considérable au XXème siècle en devenant une forme d’expression artistique privilégiée en Europe et dans le reste du monde, la bande dessinée demeure un support et une technique encore minoritaire en Tunisie. Les fondateurs du magazine trimestriel de BD, Lab619, ont voulu remédier à cette lacune qui perdure depuis l’ère de Ben Ali. Via ce projet, il s’agissait de promouvoir ce médium en tant que 9ème art au même titre que le dessin, la peinture, ou encore le cinéma.
C’est pourquoi, écrire sur ce collectif d’artistes passionné et entièrement dévoué à leur projet prenait tout son sens et s’intégrait parfaitement à notre rubrique « coup de cœur ».
Art narratif et graphique, la bande dessinée est un véritable vecteur qui permet d’exprimer des problématiques politiques et sociales via l’humour et le détournement. Destinée essentiellement aux adultes, cette BD va à l’encontre des idées reçues et largement répandues dans la société tunisienne, à savoir qu’elle ne peut trouver ses lecteurs que parmi le jeune public.
Lab619 se réclame d’une identité tunisienne et arabe. Beaucoup d’artistes tunisiens mais également maghrébins et arabes ont participé à la réalisation des différents numéros, aujourd’hui au nombre de cinq. Le nom évoque l’idée du laboratoire, et les trois chiffres, 619, font référence au code de barre d’un produit tunisien. C’est donc l’idée d’un Made in Tunisia qui transparaît, une production artistique locale.
Il convient de rappeler que l’aventure du Lab 619 a été précédée par « Koumik » en 2011, un festival de bédéistes qui a produit un recueil de bandes dessinées, comprenant des dessins d’un nombre de pages conséquents (130). Ce recueil fut produit dans un contexte particulier, celui de l’après-révolution, où la liberté d’expression était célébrée. Par la suite, le premier numéro du lab 619 est paru en mars 2013.
Au sein de Lab 619, il y a un vrai travail de collaboration entre les scénaristes, les dessinateurs, les informaticiens etc. La dimension collective est primordiale dans la mesure où elle est la raison d’être du projet lab 619 : proposer des styles variés et innovants.
L’objectif premier de ce collectif était de rendre accessible la bande dessinée en Tunisie en la démocratisant, puisque le prix s’élève à trois dinars seulement. Cette accessibilité était réellement le fer de lance de leur travail. En outre le Lab 619 ne veut pas renoncer à leur statut d’indépendant,. En effet, être rattaché à une maison d’édition reviendrait à sacrifier leur liberté de création et donc de se retrouver limités dans leurs choix artistiques.
L’aspect expérimental en constitue également l’originalité. En effet, à chaque nouveau numéro, ils tentent de nouvelles « expérimentations », de nouveaux « styles », des approches originales, et d’autres invités sont conviés. Ceci crée un renouvellement permanent. A l’international, leur renommée est grandissante, puisqu’ils ont remporté le prix du festival du Caire, Cairocomix, fondé par des dessinateurs indépendants égyptiens. L’objectif de ce festival est de faire connaître la bande dessinée du monde arabe. D’autre part, Lab 619 s'est exporté à la Fondation de la Maison de la Tunisie à Paris, du (3 au 29 février) pour une exposition de planches originales en noir et blanc et de bandes dessinées. Le paradoxe réside dans le fait que leur succès à l’extérieur du territoire tunisien ne les a pas rendus plus célèbres en Tunisie. En effet, il y a très peu de visibilité concernant leurs publications (les magazines de BD), et les journaux tunisiens ne se sont pas réellement penchés dessus. Par ailleurs, la formation même qui se rattache aux métiers de la BD n’existe pas vraiment dans le pays. Les dessinateurs ou scénaristes faisant partie du Lab 619 sont très souvent des autodidactes (certains ont tout de même fait l'école des Beaux Arts).
Ce qu’il faut retenir de cette situation quelque peu paradoxale c’est qu’elle provient de plusieurs facteurs. Ce sont la nouveauté du médium, l’absence de structures (à toutes les échelles) aussi bien au niveau de l’apprentissage que celui de la distribution qui ont créé un climat peu favorable au développement d’un tel projet en Tunisie. Sans la passion et la détermination de ces dessinateurs qui travaillent bénévolement pour faire vivre le 9ème art sur le sol Tunisien, Lab 619 n’aurait sans doute pas vu le jour. Noha Habaied, membre et dessinatrice du lab 619 avait, d’ailleurs, affirmé préalablement : « Je pense qu’il reste encore beaucoup de travail à faire en Tunisie, coté édition, organisation et distribution. Je pense aussi qu’il faut former les jeunes qui sont passionnés et surtout initier les enfants, en introduisant par exemple des bandes-dessinées parmi les manuels scolaires. Les informations passent tellement mieux en dessins »
Ce problème de distribution à grande échelle dans le monde arabe et cette absence d’un réseau de dessinateurs arabes rend impossible une quelconque émulation artistique.
Lors de notre entrevue avec l’équipe du lab, ces derniers nous ont conté une anecdote : à l’occasion de la foire du livre, ils se sont improvisés un stand à côté du vendeur de makloub. Celui-ci s’est agacé lorsqu’il a compris que la BD était au même prix voir moins chère que ses sandwichs, et que cela pouvait lui voler des clients potentiels. Après notre entrevue avec le collectif, après examen de leur parcours et de leurs différents objectifs, cette BD est sans nul doute autrement plus nourrissante que ces makloubs, et réveille un art trop longtemps oublié dans cette partie du monde.
Nora SAÏEB
Paru le 15 AOÛT 2016