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L’art de l’interprétation dans l’exposition « Voice of the border »  De l’interprétation à l’œuvre

Au cœur de Sidi bou saïd, à l'entrée d’une ruelle, se situe la jolie galerie Selma Feriani qui propose une exposition des plus érudites. Celle-ci nous  éclaire sur l’interdépendance entre l’art et la littérature, et plus spécifiquement entre le titre et une œuvre plastique. Bien des artistes, peintres, plasticiens ont été influencés par les belles-lettres. Réciproquement, les écrivains empruntent aussi aux artistes visuels leurs manières de regarder, influencés par les chefs d’œuvres de l’histoire de l’art. 

Néanmoins, l’exposition ne s’arrête pas seulement sur ces thématiques déjà largement abordées : elle va plus loin encore en proposant des visions artistiques originales qui traitent de la manière dont une œuvre est performée par son titre - et vice versa. A l’inverse, une œuvre se retrouve considérablement modifiée dans l’imaginaire du spectateur en l’absence d’un intitulé spécifique. Duchamp, le père de l’art conceptuel, s’était déjà interrogé sur ces questions du rapport entre le titre et l’œuvre d’art. Ce dernier avait déclaré à ce propos : « Le titre est une couleur apportée à l’œuvre » et « le mot est un galet usé, qui s’applique à trente-six nuances d’affectivité ».

Il est évident que ce sont des sujets tels que l’interprétation, la réinterprétation mais également les nombreuses variations qui en découlent, qui sont mis en jeu dans l’exposition « Voice of the border ».

                                                                                                                                                     @Courtesy Of Selma Feriani Gallery                                                          

Par ailleurs, à la manière d’un texte qui comporte plusieurs niveaux de sens, le parcours de l’exposition se présente comme une œuvre littéraire, où chaque élément (œuvre) aborde différents thèmes liés à la mémoire et au souvenir, au caractère éphémère de l’art et de la vie, à la symbolique des frontières. Il en émane une dimension fortement poétique voir lyrique, à l’image d’un ingénieux système de références et de citations.

La commissaire d’exposition, Fatma Cheffi, a choisi de partir d’un point de départ très précis, à savoir le roman 2666 écrit par l’auteur chilien, Roberto Bolaño. Le nom de l’exposition, « Voice of the border », est emprunté à une chaîne de radio fictive de la ville de Santa Teresa que l’on retrouvé dans le texte de Bolaño. L’élément déclencheur, à l’origine de l’exposition, est l’intérêt de l’auteur chilien pour la philosophie de Duchamp et notamment pour le processus du ready made méconnu, Unhappy readymade (1919). Ce n’est pas une œuvre à proprement parler (l’objet-ready made n’existe d’ailleurs plus, on en garde une trace via une photographie) mais plus exactement un geste artistique : « un précis de géométrie (qu'il lui) fallait attacher avec des ficelles sur le balcon de son appartement (…) le vent devait compulser le livre, choisir lui-même les problèmes, effeuiller les pages et les déchirer. » Dans l’ouvrage, Entretiens, avec Marcel Duchamp, l’artiste iconoclaste raconte le contexte particulier qui entoure cette œuvre, et évoque les instructions qu’il a demandé de suivre à sa sœur Suzanne pour réaliser le ready made. 

La pensée de Marcel Duchamp semble à bien des égards herméneutique, et même, parfois, incompréhensible. Toutefois, il s’agit de retenir ici cette idée de hasard et d’altération… Le personnage principal de 2666 reproduit cet acte singulier qui évoque aussi un désir de rationalité et se raccroche à cela pour ne pas sombrer dans l’absurdité et l’hostilité du monde dans lequel il vit. 

La symbolique des frontières et des espaces non-délimités sous-tend toute l’exposition. Dans un recueil d’articles intitulé Parenthèses, Bolaño se confie : « Probablement nous tous, écrivains et lecteurs, commençons notre exil, ou du moins un certain type d’exil, en laissant derrière nous l’enfance. Ce qui conduirait à conclure que l’être exilé, la catégorie de l’exilé, surtout en ce qui concerne la littérature, n’existe pas. L’émigrant existe, et le nomade, le voyageur, le somnambule, mais pas l’exilé, puisque tous les écrivains, par le seul fait de pointer leur nez en littérature, le sont, et tous les lecteurs, par le seul fait d’ouvrir un livre, le sont aussi. ». En littérature, la capacité de s’évader en constitue l’essence même et en art la dimension de frontière ou plutôt de fenêtre sur le monde est tout aussi fondamental.    

                                                                                                                                                     @Courtesy Of Selma Feriani Gallery 

L’artiste polyvalent Hassan Khan, à la fois musicien et écrivain, travaille avec plusieurs composantes comme le son, l’image et le texte. Il s’intéresse à la notion de frontière, ou du moins à celle de la séparation « poreuse » avec A glass object photographed as  a way of collectif the world around it. Cette photographie représente un objet indéfini en verre qui semble flotté dans les airs. Elle est ambiguë dans la mesure ou la séparation est imperceptible. En réalité, l’objet en verre est collé à une vitre, en arrière-plan on devine une ville. De plus, la particularité du cliché photographique réside dans le fait qu’il est exposé sans son titre. De ce fait, l’image devient plus mystérieuse et laisse libre court à l’imagination de celui qui la contemple.

Le caractère éphémère de la vie et de l’art, sa capacité à s’altérer voir même à se transformer est évoqué au fil de l’exposition.  Stéphanie Saadé expose le souvenir d’un ciel d’enfance, The sky is a village transformé par le temps et par une exposition au soleil durant plusieurs heures. L’œuvre Faux-jumeaux, représentant une rose artificielle et une autre naturelle se fânant à mesure que l’exposition dure, incarne ce caractère éphémère, cette notion qui a été à l’origine d’une abondance de poèmes et d’écrits et dont l’homme, bien que fasciné par ce phénomène, ne saisit toujours pas véritablement  le sens profond.

La notion d’interprétation et la question de la traduction d’une œuvre ou d’un texte est mise en exergue dans le travail de Saâdane Atif. Ce dernier œuvre généralement avec l’aide d’autres artistes. Ses productions sont souvent le résultat des diverses interprétations des intervenants. Pour l’écriture des Lyrics, par exemple, ce sont des paroles de chansons qui sont inventées à partir d’une de ses pièces, puis, ensuite chantées par un autre artiste. Le ready made découle également d’un détournement et, en ce sens, d’une réinterprétation, puisqu’il est extrait de son utilisation quotidienne et replacé dans un milieu « artificialiste » comme celui du musée ou de la galerie. C’est donc la notion d’exposition (le fait d’exposer) qui est sujet à interrogation dans le cas des ready mades, et également dans les œuvres de Saâdane Atif.

« Ce sont les regardeurs qui font l’œuvre » affirmait Duchamp. En définitive, c’est une dimension méta-réflexive, et même méta-discursive sur l’art qui prédomine dans l’exposition de la galerie Selma Feriani. L’installation de Jason Dodge Above the weather en est un bel exemple : il s’agit d’une couverture tissée à la main d’une longueur d’un kilomètre (la distance exacte qui sépare la terre de la stratosphère). Cela fait référence à l’art de tisser et à l’étymologie du mot « texte ». «Il faut de l'espace pour la multiplicité des points de vue. Je crois que le fait de regarder une chose constitue un acte créatif en soi. Il y a plein de lieux dans le monde où le sens est prescrit; mon travail n'est pas de ces lieux», soulignait Dodge.

 

                                                                                                                    @Courtesy Of Selma Feriani Gallery 

Point d’étape de Farah Khelil et Technique mixte rendent compte d’une mise en abyme qui traite de la méthode de travail d’un artiste – l’œuvre est constituée des sources écrites qui ont servi à la réaliser. On note aussi l’importance de la notion de collection dans l’art : Dans Technique mixte, l’artiste tunisienne établit une liste de légendes d’œuvres d’art et les expose sans pour autant en afficher les images. Cette liste est collectée dans les archives des livres et des catalogues raisonnés de la bibliothèque du centre Pompidou que Farah Khelil a consulté. Is it a record de Pascal Hachem fonctionne sur le même principe. Le spectateur est forcé de se représenter l’œuvre par lui même.

Nora Saieb