Portraits d'artistes

Tunis pleure la mort de Sleh Hamzaoui, un héritage artistique hors du commun

Article hommage par Raja El Fani

L'art était partout où Sleh Hamzaoui passait. Dans les rues de Tunis ou de Lahouèch, dans les bars ou dans les soirées, dans les galeries ou les expos de ses amis, dans les maisons et l'intimité de ceux qu'il aimait.
Là où Sleh vivait, l'art prenait vie et devenait tout à coup transmissible. Il avait la science infuse de l'art, c'était le magicien qui transformait tout en art, en un art suprême, exquis, les banalités en concepts nouveaux, surprenants, le quotidien en art de vivre, les conversations en dialogues socratiques sans poncif, aucun. Ça se passait sous nos yeux à tous, comme autant de miracles qu'aucune église pas même celle du système de l'art qu'il exécrait et évitait sciemment n'aurait pu reconnaître. 

Sleh était un être divin mû par l'amour, l'amour de la vie et l'amour des gens, n'importe qui, des érudits aux éclopés, des PDG aux chauffeurs de taxi, des mères de famille aux serveurs de bar. Il était au centre d'une humanité bariolée qui ne se connaissait pas, totalement stupéfaite et inconsciente, s'il arrivait que ses habitants se croisent, d'appartenir au même mouvement. 

C'était une rock star de l'amour, cette révolution affective commencée par le Christ sans aucune religion. Tous ceux qui ont mangé à sa table savent quelles épiphanies, quelle fête pour nos papilles mais surtout pour nos cœurs les petits plats de Sleh pouvaient procurer: le réconfort d'être aimé inconditionnellement, qui qu'on était. Chaque bouchée de ce que nous offrait Sleh en kèmmia, en apéritif de bienvenue, nous rappelait à la bonté, au principe primordial de la vie que notre société a perdu.



Bien sûr ce n'était pas dans la recette de son poulet aux prunes et aux olives qu'il m'avait préparé il y a vingt ans dans sa maison à la Corniche en face du Plaza, à l'époque sa résidence secondaire, ce n'était pas dans son inoubliable poulet aux prunes dont je lui ai demandé symboliquement il y a tout juste quelques jours la recette dans mon dernier message, au fond une dernière déclaration d'amour qu'il a dieu merci pu lire, que se trouvait la clé de cette bonté. 

Va la trouver l'explication de la bonté bouleversante d'un simple poulet aux prunes improvisé et servi en musique dans l'anarchie paisible d'un début d'après-midi d'été chez Sleh. Comme des vagabonds de cette bête socialité déconnectée des affects et du vrai sens de la vie qui a pris place globalement avec le début de ce deuxième millénaire, Sleh nous recueillaient en nous servant, sans un mot mais avec quel sens du spectacle et de l'hospitalité, son art en cuisine. 

C'est là dans la bonté inexplicable, émouvante et miraculeuse des choses qui se mangent qu'on reconnaît les grands artistes. Il fuoco sacro disent les Italiens, Sleh adorait parler leur langue. Le feu sacré c'est évident qu'il l'avait Sleh et il n'y a pas d'Académie pour reconnaître ça. 

La bonté, la poésie, ne se certifie pas, elle survient. Quand il resurgissait de son atelier, de ses crises d'asthme ou de ses explorations anthropologiques, on se sentait béni par son incroyable présence et ses discours. J'appartiens à ceux qui étaient conscients que c'était un privilège de pouvoir côtoyer de si près un si grand esprit. Même quand il nous submergeait d'imprécations zoologiques, toutes hilarantes, magnifiques, des envolées grotesques. Sleh adoré, tu étais grandiose dans ces moments-là aussi.

Les faiseurs de bien, les poètes, les maîtres à penser, sont plus souvent des ermites mais ils se cachent parfois derrière des personnalités magnétiques et hétéroclites comme Sleh, seulement en apparence histrionique. Avant de parler de ses oeuvres d'art, et il faudra s'œuvrer tous pour le faire, il faut raconter le personnage, l'homme inséparable de l'artiste (contrairement à certains), vie et miracles de Sleh Hamzaoui, ou comme il se définissait lui-même "les rêveries d'un flâneur" d'exception.


Ses dessins, ses tableaux, ses installations et ses happenings n'étaient qu'une de ses multiples manifestations artistiques. Sleh c'était un manifeste vivant, une expression théâtrale nouvelle, divinement comique, faite de lectures, de citations, de manières empruntées partout, dans la rue, qui font la culture et l'identité méditerranéenne qu'il étudiait inlassablement depuis des années.

Depuis le début du Covid, durant les temps obscurs du Premier Confinement Mondial, Sleh travaillait entre autre à la préparation d'une grande expo, une sorte d'herbier punique élevé à la Peinture qu'il imaginait sous forme de planches de botanique comparée à l'anatomie et aux comportements humains. Des plantes spontanées résistantes et millénaires comme l'agave, le palmier, le figuier de barbarie, olivier, câprier, laurier et caroubier, pour citer les plus iconiques de notre culture, qui forment ce qu'on appelle la garrigue mais qui selon Sleh recèle notre seul véritable patrimoine tunisien, notre identité punique.

Après le deuil donc, et c'est aussi un vide immense que la scène artistique tunisienne elle-même n'est pas encore tout à fait consciente d'affronter, il faut que famille et amis, radios, journalistes, historiens de l'art, collectionneurs et surtout vous galeristes de Tunis qui avaient annoncé la mort d'une personnalité telle que Sleh Hamzaoui presqu'en passant entre deux publications sur Facebook, vous vous atteliez maintenant à exposer, diffuser, coter et honorer très sérieusement ce précurseur et garant de l'art contemporain tunisien, mentor de nouvelles générations d'artistes que vous représentez décontextualisés mais qui sont passés par son atelier et qui lui doivent beaucoup. Un pan de notre patrimoine, de notre pensée libre et sans drapeau (à moins que la Carthage punique en eut un, ce serait un tableau de la dernière série de Sleh) qui ne doit pas s'en aller avec lui. 

Tu nous laisses du pain sur la planche et c'est un honneur, Sleh Hamzaoui. Che scandalo!, comme tu disais puniquement.