Depuis le début du XXᵉ siècle, des femmes tunisiennes ont osé franchir les barrières de la tradition et de la société pour s’imposer dans le domaine scientifique. Pionnières et résilientes, elles ont ouvert des chemins jusque-là inexplorés, alliant excellence académique et engagement social. De Tawhida Ben Cheikh, première médecin tunisienne à briser le monopole hospitalier colonial et militante pour la santé des femmes, à Lina Necib, astrophysicienne reconnue sur la scène internationale, ces parcours reflètent autant la détermination individuelle que l’évolution de la place des femmes dans la Tunisie moderne. Leur héritage dépasse les laboratoires et les salles de classe : il inspire aujourd’hui une nouvelle génération de chercheuses et affirme que la science tunisienne est aussi une affaire de femmes.
Tawhida Ben Cheikh : Médecine et militantisme social

Tawhida Ben Cheikh incarne les « premières fois » : en 1928 elle fut la première Tunisienne musulmane à obtenir le baccalauréat, puis elle étudia la médecine à Paris dès 1929. Diplômée en 1936, elle était interdite de poste à l’hôpital public, réservé aux médecins français, lorsqu’elle rentra au pays. Résiliente, elle ouvrit son propre cabinet près de la médina de Tunis. Surnommée « le médecin des pauvres », Tawhida assura les accouchements dans les quartiers défavorisés et devint progressivement gynécologue-obstétricienne. Au-delà de ses consultations, elle fonda plusieurs associations d’aide sociale (orphelins, mères isolées…) et milita pour la santé des femmes. Vice-présidente du Croissant-Rouge tunisien, elle œuvra à l’introduction de la contraception et à la légalisation de l’avortement (1973) en Tunisie. Pour saluer son parcours exceptionnel, son portrait a même été choisi pour figurer sur le billet de 10 dinars tunisien (édité en 2020).
Fatma Moalla : Mathématique et premiers diplômes nationaux

Issue d’une famille de la bourgeoisie tunisienne, Fatma Moalla se consacre aux mathématiques au lendemain de l’indépendance. Pionnière dans son domaine, elle est restée célèbre pour être la première Tunisienne à obtenir l’agrégation de mathématiques en France (1961), puis le doctorat d’État en mathématiques (1965). De retour en Tunisie, elle enseigna d’abord au lycée puis à l’université de Tunis, contribuant à former plusieurs générations d’étudiants. Sa trajectoire d’excellence a été honorée en 2017 par la création du Prix Fatma-Moalla pour la vulgarisation des mathématiques en Tunisie. Le parcours de Fatma Moalla a ainsi ouvert la voie à de nombreuses femmes arabes dans une discipline traditionnellement masculine.
Faouzia Charfi : Physique et engagement intellectuel

Faouzia Farida Charfi est une physicienne et professeure de renom à l’Université de Tunis. Engagée dès l’indépendance dans les mouvements progressistes, elle enseigna la physique des semi-conducteurs et participa à la recherche en laboratoire. Après la Révolution de 2011, elle fut nommée secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur dans le gouvernement provisoire issu du soulèvement populaire. Ce bref passage politique ne fit que souligner sa réputation de scientifique militante : elle est notamment l’auteure de plusieurs ouvrages de réflexion (comme La Science voilée, 2013) visant à promouvoir l’esprit critique et l’émancipation des femmes dans la société tunisienne. Faouzia Charfi symbolise l’alliance de la rigueur scientifique et de l’engagement social, héritage des pionnières qui l’ont précédée.
Lina Necib : Astronomie et recherches internationales

La jeune astrophysicienne Lina Necib (originaire de Kairouan) est aujourd’hui « une étoile montante » de la recherche tuniso-américaine. Titulaire d’un doctorat en physique des particules, cette physicienne théoricienne des astroparticules est désormais professeure adjointe au prestigieux MIT aux États-Unis. Ses travaux sur la matière noire lui ont valu le Prix « Valley » 2023 de l’American Physical Society (APS), honneur exceptionnel pour une Tunisienne de sa génération. Par ses succès internationaux, en combinant simulation cosmologique et apprentissage automatique, Lina Necib s’inscrit dans la lignée d’une nouvelle génération d’astronomes tunisiens, femmes et hommes, redéfinissant le rôle de la Tunisie dans la recherche spatiale.
Samia Elfekih : Biologie et exploration

La biologie tunisienne compte elle aussi des pionnières modernes. La docteure Samia Elfekih (spécialiste en génétique et biologie moléculaire) incarne le souffle d’aventure scientifique. En 2023, elle a été élue pour participer à une expédition en Antarctique, devenant « la première chercheuse tunisienne à fouler le sol de l’Antarctique ». Cette première historique, symbolique d’une Tunisie désormais présente sur tous les continents, couronne un parcours brillant (bourse Fulbright, recherches postdoctorales en Europe, etc.). Elle illustre comment les chercheuses tunisiennes d’aujourd’hui conjuguent innovation et conscience environnementale : en menant des projets allant de la conservation des océans à la génétique, elles prolongent en sciences de la vie l’héritage des grandes pionnières comme Tawhida Ben Cheikh.
Héritage : les femmes et les sciences en Tunisie aujourd’hui
Le chemin tracé par ces figures a profondément transformé la place des femmes en sciences en Tunisie. Les dernières statistiques le confirment : environ 55 % des chercheurs tunisiens impliqués dans des projets scientifiques sont des femmes, contre une moyenne mondiale d’environ 33 %. Dans le secteur public de la recherche, ce taux atteint même 66 %. Au niveau des diplômes supérieurs STEM (sciences, technologie, ingénierie, mathématiques), les Tunisiennes occupent la 2ᵉ place mondiale avec 58 % de diplômées.
Plus qu’une victoire individuelle, l’impact des pionnières tient à leur inscription dans la mémoire collective nationale : leurs succès ont fait naître de nouvelles ambitions et modèles. En Tunisie moderne, les filles grandissent désormais avec la conviction que la science est aussi leur affaire, et les « dame médecin », « dame mathématicienne » ou « astronome tunisienne » sont des carrières à part entière. Le legs des premières scientifiques tunisiennes est donc double : elles ont réalisé des percées dans leurs disciplines, et surtout elles ont brisé le plafond de verre culturel, encourageant des générations de femmes à oser la recherche et l’enseignement scientifique.
