Pour son troisième long métrage, Ciro Guerra a eu l’idée atypique et merveilleuse à la fois de nous faire faire, le temps de deux heures, dans un voyage hors du temps.
Au fil de l’eau, bercés par le son de la rivière, nous suivons un double trajet séparé dans le temps : celui d’un ethnologue allemand en 1910 et celui qu’entreprendra vers 1940 un botaniste américain.
Dans la pirogue qui emmène nos deux protagonistes au bout de leurs désirs, un autre homme, le même homme est présent, il s’agit du chamane Karamakate.
Les deux hommes sont à la recherche de la même chose : la Yakruna, plante sacrée, et légendaire. Ses innombrables qualités thérapeutiques et médicinales en font un objet de convoitise.
Pour l’allemand, c’est une question de vie ou de mort : cette plante est son unique et dernier espoir de guérison. Elle seule pourrait lui permettre de survivre et de continuer ses travaux. Les raisons de l’américain sont quant à elles un peu plus complexes, demi-dévoilées, à peine avouées.
L’une des forces du film réside dans sa narration, qui rend possible dans un même cadre la coexistence de deux histoires séparées dans le temps. Le metteur en scène a pu créer une réelle fracture temporelle. L’Amazone en devient alors plus étrange, sublimée par un noir et blanc qui ne fait qu’accentuer ce mysticisme déjà présent.
Le fleuve est donc celui de la mémoire, ou l’on passe et l’on repasse et où rien ne change vraiment si ce n’est la réflexion et l’horreur humaine. En effet, au-delà de son aspect « road-movie » existentiel aux allures de virée herzogienne dans les tréfonds de la conscience humaine, l’étreinte du serpent est aussi un travail de mémoire. On y retrouve ainsi une démarche politique qui s’appuie sur une esthétique peu commune mais tout de même connue (Dead man de Jarmush).
L’hévéa , cet arbre à caoutchouc qui fut la damnation de l’Amazonie, ce besoin de latex a entraîné l’extermination des amazones, chassés et massacrés par les nouveaux colons. Comme si l’évangélisation des pères missionnaires ne suffisait pas.
L’expérience cinématographique est si rare et si pure qu’elle nous offre plusieurs possibilités d’évasion : celle d'une aventure écologique, qui caresse la démence de cette humanité comme ce faux prophète et ses disciples confinés au milieu de nulle part mais toujours aux abords du fleuve , celle de ce père missionnaire intransigeant et violent, ce fol amputé shooté à la sève implorant la mort ,et dont la démence est superbement mise en exergue par la photo de David Gallego.
L’étreinte du serpent et son pari fou et ambitieux de relater toute l’horreur de la destruction écologique de l’Amazonie ainsi que celle de l’humain ont été réussis haut la main ! En maniant si bien les fils de ces deux histoires qui se mêlent et s’entremêlent, le metteur en scène nous dresse un portrait de la création du monde à une échelle bien moindre métaphysiquement parlant que celle d’un Terrence Malick, et beaucoup plus à l’image de l’œuvre du grand Haydn « The creation » qu’on a pu écouter enchanter le dernier des chamanes, tout droit sorti du gramophone de celui qui n’a pas encore saisi le sens de la musique.
Ce voyage vers un monde disparu sonne comme un pardon, un devoir de mémoire pour attester de toute l’horreur qui a été commise au nom de l’humanité et à l’encontre de cette même humanité.
Le fait que le film soit inspiré des mémoires de Theodor Koch-Grunberg et Richard Evan Schultes et que quasiment tout ce qu’on y voit est vrai et est une véritable réflexion en soi.
On a décidé de vous épargner une autre page d’éloges pour l’ensemble des acteurs qui sont tout juste extraordinaires , pour vous inviter à le découvrir vus-même en prenant un billet pour ce bel et étrange voyage. Préparez vous à planer à coups de psychotropes en forme de cadeaux divins et à vous délecter de l’odyssée de ceux qui ont osé rêver un monde aux possibilités multiples.
Issam Jemaa