Robe Idole de Sejnane. Photo Sonia Kallel
Le travail artistique est un objet difficile à saisir, encore peu étudié malgré le fort attrait qu’il suscite dans notre société, empreint de sentiments passionnés et d’implications subjectives dans l’accomplissement de l’œuvre, il ne facilite guère la distanciation. Dans la mesure où il est plutôt fluide, fuyant et parfois même solitaire, écrire sur un travail artistique s’avère très délicat. Or, s’approcher du travail de Sonia Kallel déroge à cette règle. Un regard artistique contemporain sur un fond anthropologique, l’artiste veut mobiliser la curiosité. Pari réussi avec la dernière œuvre « Tafkik », présentée lors du dernier festival Dreamcity 2017, à travers laquelle la tradition et l’authenticité sont érigées en valeurs centrales.
Née en 1973, Sonia Kallel vit et travaille à Tunis. Depuis 2001, elle expose en Tunisie et ailleurs. Docteur en arts plastiques, elle partage sa vie entre sa pratique artistique et les cours qu’elle dispense à l’Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis. Elle a un parcours artistique diversifié : du stylisme modélisme à l’Ecole Supérieure des Industries de la Mode de Toulouse en France, aux arts graphiques à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis, à une thèse soutenue à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne dans laquelle elle a interrogé nos valeurs sociétales et plus précisément la dualité controversée de « l’être » et du « paraître ». Elle développe depuis 2004, un positionnement anthropologique basé sur des rencontres, des questionnements, des entretiens, des partages… Ce besoin d’aller vers des communautés "non valorisées" et d’amener la production artistique au service d’une cause sociale.
L’artisanat révélé par l’art contemporain
« Un microcosme représentatif de la société », c’est dans ses termes que l’artiste nous donne à sentir ses œuvres : les mêmes questionnements, les mêmes hésitations, la même quête d’une identité. L’artiste ne se contente néanmoins pas de proposer l’artisanat comme un gagne-pain folklorisé par le passage de quelques acheteurs touristes : elle l’érige en modèle social normatif. L’artisanat doit ainsi constituer un modèle d’organisation sociale du travail à suivre en vue de l’établissement d’une société meilleure. L’auteur attache à la figure de l’artisan un ensemble de valeurs morales (modestie, valorisation des tâches manuelles sur le même plan que les labeurs de l’esprit, etc.). A travers ses œuvres, l’artiste Sonia Kallel présente l’artisanat sous l’angle de l’obsession positive qui pousse les artisans à s’investir dans la fabrication d’un objet ou dans la formation d’une compétence. Les ponts établis par l’artiste entre les artisans et la société aujourd’hui permettent de saisir la force du modèle social proposé.
En 2004, l’artiste expérimente avec l’association l’ArtRue son approche anthropologique de proximité, pour travailler sur un objet en apparence ordinaire mais complexe dans sa fabrication et sa symbolique : les poupées de Sejnane, dans le cadre d’un projet intitulé « Laroussa ». Elle le démarre avec le sentiment d’urgence par rapport à un savoir-faire intriguant, celui de la fabrication d’une poupée qui reste tout de même « un corps à habiller » d’après l’artiste. Son œuvre s’est intéressée à « la robe idole de Sejnane », une amplification du concept en référence à l’habillement de la mariée. Par une observation attentive aux moments les plus simples du travail artistique, elle dévoile ces pratiques indicibles, flottantes ou contradictoires en construction dans la production d’une œuvre artistique.
Sonia Kallel est intervenue aussi sur le monument Tourbet El Bey dans la médina de Tunis, avec une œuvre intitulée « Jugement avant dernier », dans laquelle l’artiste met les projecteurs sur une dimension un peu oubliée de ce monument, celle des femmes qui y sont enterrées.
Tourbet El Bey. Photo Sonia Kallel
En 2012, l’artiste mène une réflexion sur « les soyeux » de la médina de la Tunis. Il reste encore une minorité d’où l’urgence de la dénonciation à travers une œuvre complexe, et menée sur une période assez longue, étant donnée la ramification et l’imbrication des témoignages récoltés et des lieux découverts. L’artiste a élaboré une carte géographique présentant les emplacements inaccessibles des ateliers. Déplacement entre les fondouks parsemés sur tout le territoire de la médina de Tunis, pour tenter de démystifier, de comprendre, de réfléchir sur le sens de ce métier.
Prendre le témoignage de l’artisan dans l’espace-temps de son travail quotidien, ce qui pose beaucoup de difficultés méthodologiques et pratiques. En effet, l’artiste accorde un intérêt particulier à l’étude de toutes les circonstances qui entourent l'objet qui est de fait considéré selon la notion du « fait social total ». D'où l'importance de l'enquête de terrain. Ce travail in situ permettra non seulement de décrire tout ce qui contribue à une meilleure connaissance de l'objet mais encore de procéder à une analyse en profondeur aussi bien de l'objet à étudier que de tous les éléments qui sont en rapport avec lui. Dans sa stratégie d’enquête, l’artiste devait s’adapter aux spécificités du système social étudié, composer avec les attentes des observé(e)s sous peine de se voir exclu(e)s du terrain ou de ne pas en saisir les subtilités, les finesses, les réalités.
A la fin du parcours, une séquence vidéographique a été élaborée dans le sens de « la sublimation du métier », en complexifiant les mouvements des fils. Parce qu’elle ouvre à des pratiques sociales peu visibles, l’artiste construit un regard privilégié sur leurs réalités les plus fines. Mais elle fonde aussi, grâce à la multiplication des échelles de ses installations, le repérage de phénomènes sociaux plus larges. En d’autres termes, l’art ici se révèle un outil pertinent pour identifier des mouvements de production, de reproduction et de transformation des rapports sociaux et les décrire dans leurs réalités les plus fines : le caractère à la fois collectif et éclaté, hiérarchisé et individualiste, le rapport fusionnel entre l’homme et la machine, etc.
Les Soyeux de la médina. Photo Sonia Kallel
Œuvre Tafkik : décortiquer, décomposer
Tout a démarré par un récit d’un « chaouach », Tafkik prend forme alors en 2013, avec une première phase présentée au public dans le cadre du festival Dreamcity 2015, une œuvre basée sur les photographies et les moules des chéchias. L’artiste a pu aussi collecter les rosaces et procéder à leurs traductions formelles.
En 2017, c’est une installation mêlant des sons, des photographies et des vidéos composées avec une grande dextérité, enveloppées sous une lumière sculptée pour l’occasion. Différents savoir-faire sont délicatement exposés, une sorte d’hommage à tous les artisans impliqués dans la chaine de production de l’objet (moulage, teintures, tricotage, foulage, broderie, brodeuse « nouchana »). Pour développer cette motivation, une organisation sociale du travail adapté doit être mise en place. En valorisant la tête plus que la main, la conception plus que l’exécution, la société actuelle tend au contraire à dévaloriser le travail bien soigné. On découvre aussi des régions, El Battan (gouvernorat de Manouba), El Alia (gouvernorat de Bizerte), Zaghouan qui accueillent ces métiers et les font encore respirer dans l’atmosphère essoufflée de l’artisanat tunisien.
La politique est très présente en filigrane dans les discours des interviewé(e)s. On apprend alors que durant son apprentissage et tout au long de sa vie professionnelle, l’artisan acquiert un bagage culturel. Cet ensemble de savoirs – d’histoires, de proverbes, d’anecdotes – participe de la mémoire collective. Celle-ci peut en outre s’incarner dans des lieux et des biens matériels que les artisans ont hérités de leurs pères ou de leurs maîtres artisans, qu’il s’agisse d’outils, d’objets soigneusement ouvragés ou encore de l’atelier. Deux points méritent d’être évoqués. Le premier a trait à l’écart entre le patrimoine artisanal tel qu’il est perçu par les institutions et la mémoire artisanale. Analyser la mémoire artisanale au regard des imaginaires patrimoniaux souligne comment la patrimonialisation procède à une simplification, l’identification patrimoniale se réduisant aux traits saillants de l’artisanat, en premier lieu l’attribut « traditionnel ». Or, les enquêtes menées auprès d’artisans montrent que la mémoire artisanale se caractérise par son caractère composite, agrégation de mémoires individuelles, de mémoires propres à des métiers et à ses petites histoires, parfois de mémoires communautaires. Elle se caractérise aussi par un socle commun, constitué de mythes, de références historiques et techniques, fondées sur la transmission et la pratique quotidienne du métier. L’entrée choisie se justifie aussi en raison des représentations patrimoniales attachées à l’artisanat, auquel l’imaginaire de l’authenticité et de la tradition, est associé.
Tafkik au Palais Kheireddine. Photo Sonia Kallel
Des problèmes et des conflits dans la corporation ont été mis à jour. Fermée et conservatrice, elle a peur de dévoiler les problèmes de l’usine. Dans cette perspective, l’analyse anthropologique de Sonia Kallel s’avère particulièrement stimulante pour poser un nouveau regard sur le travail industriel.
La réduction de l’artisanat à un artefact patrimonial ne tient pas compte de la pluralité des pratiques artisanales, en constante recomposition, de la composition du monde artisanal, ainsi que des modes de transmission et du contenu de l’apprentissage. C’est pour cela qu’elle s’est préoccupée de l’idée de transmission du savoir (patrimoine immatériel délaissé), par un travail avec les enfants (Mini Dreamcity 2017), qui sont les seuls garants de la transmission.
Dans cette même logique de conservation, l’artiste s’est engagée à inventer, mettre à jour l’alphabet des signes des artisans, une symbolisation nécessaire pour conserver et sauvegarder les signes géométriques des artisans, qui témoignent de leurs marques de fabrique, de leur identité.
Une analyse anthropologique des mutations....à suivre
Dans notre société contemporaine, l’artisanat est particulièrement mis à mal, mais une valeur positive devrait notamment être accordée à la lenteur qui permet l’émergence d’un travail de réflexion et d’imagination, au contraire de l’urgence caractéristique de la société moderne. La construction du patrimoine institutionnel s’appuie sur une rhétorique de la perte, mais à travers la promotion de cette tradition est valorisée une éthique artisanale, basée sur des valeurs morales comme l’honnêteté et la solidarité. Celle-ci est convoquée comme un modèle à promouvoir dans la société.
Une question se pose alors : en quoi le travail sur des objets matériels dans la sphère productive permet-il effectivement d’améliorer nos rapports avec autrui dans la cité ? Les travaux futurs de Sonia Kallel nous aideront surement à y répondre.
Mohsen Ben Hadj salem