Portraits d'artistes

Comme un film à la mer… Rencontre avec Nidhal Chatta

                                                         ©Yassine Redissi

Un réalisateur discret, qui n’aime pas les feux des projecteurs et les mondanités dans un milieu miné par les égos surdimensionnés, c’est aussi rare et surprenant qu’un long métrage qui sort 16 ans après avoir été tourné. Nidhal Chatta et son No Man’s Love sont des OVNIs. D’ailleurs, lorsqu’on se retrouve sur la plage à 8h30 par un matin brumeux de décembre pour une séance de shooting improvisée, il insiste, un peu gêné : « c’est possible qu’on ne voit pas ma tronche ?» Non pas que sa tête soit vilaine à voir, bien au contraire, l’homme est même plutôt charmant et ne fait pas du tout son âge. Sans doute l’effet de l’élixir marin dont il se nourrit insatiablement depuis de longues années, lui qui est instructeur et plongeur invétéré, et qui entretient une relation viscérale à la mer, presque un culte divin. Je vous avais bien dit qu’il était différent !

Visionnée plus de 150 000 fois sur Facebook en quelques jours, la bande-annonce de No Man’s Love (KoulTrab), ce road movie au décor onirique,est carrément alléchante ! Parfumée aux accents poético-burlesques à la "Arizona Dream", elle donne l’impression que ce film échappe aux contraintes de l'espace et du temps. Un long métrage qui nous embarque dans la quête existentielle de Hakim, déterminé à s’extraire de ses chaines en quittant l’île où il a grandi, pour découvrir de nouveaux horizons et réaliser quelques-uns des rêves qui l’animent.

Première apparition de Lotfi Abdelli au cinéma, No Man’s Love a connu un destin hors du commun, voire inédit dans l’histoire du cinéma. Finalisé en 2000 mais jamais sorti au cinéma, le film a passé de longues années dans les profondeurs abyssales de l’oubli, avant de remonter à la surface 16 ans plus tard pour échouer sur les rivages de nos salles de cinéma, au plus grand bonheur des cinéphiles tunisiens. Comme une bouteille jetée à la mer, dans laquelle se cacherait une bobine d’images argentiques venues d’un autre temps, celui où les films se tournaient encore en 35mm, où il fallait attendre 3 jours pour développer et visionner les rushs, et où Lotfi Abdelli n’était qu’un petit jeune qui rêvait grand. 

Ses sorties médiatiques étant (extrêmement) rares, je me sens assez fier et chanceux que le réalisateur Nidhal Chatta ait choisi de se confier à moi dans une interview exclusive et intimiste. Alors nettoyez vos masques, enfilez vos palmes, ajustez vos bouteilles d’oxygène : immersion immédiate dans l’univers sous-marin d’un réalisateur et d’un film pas comme les autres…

                                                                                                                                                                                   ©Yassine Redissi

Vous semblez fuir les médias et cultiver une sorte de mystère autour de votre personnalité. Alors on est curieux de savoir, c’est qui en fait, Nidhal Chatta ?

Oui c’est vrai, je préfère être derrière la caméra que devant. Toutefois, la promo étant fondamentale pour faire marcher un film, j’accepte quand même d’aller au front pour répondre aux questions et je joue le jeu sans trop rechigner. Mais je t’avouerai que ce n’est pas du tout ma came. Nidhal Chatta, pour répondre à ta question, est avant tout réalisateur, mais aussi producteur. Je suis associé avec un pool de producteurs tunisiens et français avec lesquels on a créé une plateforme qui fait à la fois de la production et de la post-production, et qui regroupe plusieurs boites comme South by South West, Millenium (Karim Ben Yahia) et Phenicea Films (Youssef Lakhoua).On a essayé de fédérer toutes ces énergies car on en pense que le cinéma ne peut plus se jouer seul aujourd’hui, mais en équipe. Je ne crois pas qu’un travail significatif puisse être l’œuvre d’un seul homme.

Vous êtes aussi un passionné de la mer ! D’abord à travers votre parcours académique (études d’écologie et d’océanographie) mais aussi votre filmographie : L’Horizon Englouti, Aventures sous la mer, et surtout No Man’s Love, où la mer est omniprésente. C’est un personnage à part entière auquel Hakim s’adresse souvent en l’accusant d’avoir tué sa sœur, même si au final il vit grâce à la vente des vestiges qu’elle engloutit. Avez-vous ce même rapport à la fois passionnel et conflictuel avec la mer ? 

Il faut savoir que bien avant le cinéma, mon premier amour, c’est la mer ! J’ai même été formé comme plongeur et instructeur au prestigieux BSAC (British Sub Aqua Club) et pendant de longues années j’ai modestement essayé de démocratiser la plongée en Tunisie.Pour moi l’exploration sous-marine ressemble à l’exploration de l’espace, car c’est aussi un monde vaste est infini qui regorge de mystères encore inconnus. Donc ma relation à la mer est tout aussi organique que celle de Hakim, même si elle est différente. Je n’ai pas ce rapport conflictuel, comme Hakim qui la porte responsable de la mort de sa sœur et des cicatrices qu’elle a engendrées, et qui va même jusqu’à apostropher la mer en lui demandant impuissant : « Tu es censé être mon ami, pourquoi tu ne l’as pas sauvée ! »


Le film a été diffusé durant les JCC 2000 où il a remporté deux Prix (Meilleur Première œuvre et Meilleure Second Rôle pour Fathi Hadaoui). Pourquoi n’est-il jamais sorti depuis ? Avez-vous ressenti une certaine frustration de ne pas pouvoir le présenter au public?  

Ce film est un peu un vétéran de la guerre du Vietnam. En le revoyant on a l’impression de se remémorer un événement qui s’est passé il y a de nombreuses années, avec son lot de bons et de mauvais souvenirs.Oui c’était frustrant et difficile, très difficile. Nous étions sur une bonne lancée et avions fondé beaucoup d’espoir en ce film, surtout qu’il avait été très bien accueilli aux JCC, à San Francisco, à Valence et à Paris. On espérait qu’il fasse une sortie remarquée et honorable. Sauf qu’il y a eu ce problème avec la post-production belge concernant un reliquat de facture à payer, qui a entraîné la rétention du négatif du film, à l’instar d’une douzaine de films tunisiens d’ailleurs, qui ont connu le même sort. Mais bon, avec du recul, je me dis que c’est un mal pour un bien. Entre temps Lotfi est devenu une star nationale, on n’aurait pas pu faire la même promotion il y a 16 ans qu’aujourd’hui. Et puis j’aime penser que c’était le destin de ce film, d’entrer dans l’histoire du cinéma au vue de sa sortie tardive et assez inédite, voire unique à ma connaissance.


Pourquoi maintenant, après 16 ans ? Vous y pensiez depuis longtemps ? 

En fait Kais Zaïed (distributeur du film, co-gérant avec Amel Saadallah des salles Cinémadart et Amilcar, NDLR) a regardé le film durant les JCC 2000, il n’avait que 16 ans à l’époque. Puis il m’a contacté il y a à peu près un an et demi et m’a dit « j’ai vu le film, j’ai envie de le ressortir et de le distribuer !»Du coup nous avons repris les discussions avec le labo belge qui l’avait bloqué.Cela n’a pas été facile mais grâce à une volonté du ministère tunisien et du CNCI, on a pu venir à bout d’une négociation tripartite qui a été longue et délicate. Puis en février 2016, on a enfin pu libérer le négatif de No Man’s Loveet le récupérer. Kais a été très patient durant toutes ces négociations. Depuis le début il m’a inspiré confiance, nous étions sur la même longueur d’ondes. Il a une belle équipe qui connait son job et qui ne recule pas devant les obstacles, je pense bien sûr à Amal Saadallah, Mohamed Frini et AmiraKallel. Ils sont très au fait des circuits de communications d’aujourd’hui, notamment sur les réseaux sociaux où ils ont fait un travail remarquable. Donc grâce à toutes ces énergies le film est sorti et pour cette première semaine,toutes les salles affichent complet ! On attend d’avoir les premiers chiffres mais on peut dire d’ores et déjà que c’est un très beau démarrage.



Cela fait quoi de voir ce film ressurgir après tout ce temps, comme une bouteille jetée à la mer qui nous serait parvenue 16 ans plus tard. Quel message contient cette bouteille ? Qu’est-ce qu’elle nous dit sur le Nidhal Chatta de l’époque, ses rêves, ses ambitions, sa vision de la vie et de son métier? 

J’adore cette image de la bouteille à la mer, elle est parfaite, tu ne peux pas savoir à quel point c’est vrai! C’est comme si le film avait plongé dans les profondeurs pendant toutes ces années et qu’il venait tout juste de remonter à la surface, comme un Nautilus des temps modernes, pour nous dire « vous pensiez que j’étais mort mais voilà, je suis encore vivant ! ».  Et c’est un peu ça le message qui nous parvient : ne jamais abandonner, ne jamais désespérer, toujours garder sa détermination et sa ténacité! C’est ça la leçon que j’en tire. On fait un métier dur, violent, qui demande qu’on ne lâche jamais prise quand on sait qu’on fait la bonne chose, qu’on tient le bon film. Il faut savoir qu’à l’époque, j’avais très peu d’expérience dans la réalisation. J’ai appris que le long métrage de fiction est une course de fond, voire un marathon, qui nécessite qu’on apprenne à gérer sa course et son endurance. Avec les acteurs on a travaillé très dur pour préparer ce film, scène par scène, ligne par ligne, comme si c’était du théâtre. Il n’y a pas de miracle ! Comme disent les anglais, « thereis no shortcut to experience », il n’y a vraiment aucun raccourci qui mène vers l’expérience et le succès, mis à part celui du travail acharné. Quant au personnage joué par Lotfi, il vous dirait aussi « lezmektekel el trab », et je crois qu’on a mangé assez de sable sur ce tournage.



Avec du recul, qu’est-ce que vous auriez fait différemment ?

Tu sais, je n’ai pas revu ce film pendant 10 ans ! Je ne voulais pas le revoir, quelque part ça m’avait un peu traumatisé. Oui, avec du recul il y a surement des scènes quej’aurais tourné différemment aujourd’hui. Il m’arrive de me demander « pourquoi j’ai fait ça comme ça ? », mais globalement, je reste satisfait. Je crois que le film a un cœur qui palpite, il faut laisser le film vivre, faire son chemin et l’accepter tel qu’il est.Il ne faut pas oublier aussi qu’on n’avait pas les caméras 4K super légères d’aujourd’hui. On a tourné en pellicules 35mm, qui étaient forcément rationnées vu la contrainte du coût et nous empêchaient de dépasser les 3 ou 4 prises par plans. Ce qui n’est pas plus mal car ça m’a appris à développer de bons réflexes, à être économe et efficient. C’était un cinéma d’un autre âge, même si c’était il n’y a pas si longtemps que ça.


Le  titre « No Man’s Love » renvoie au No Man’s Land et donne l’image d’un monde dénué d’amour et de sentiments. Est-ce que vous pensez, à l’instar du personnage principal, que l’homme finit toujours par renoncer à l’authenticité de l’amour en faveur de l’illusion du pouvoir? 

C’est l’éternelle question ! Et Hakim finit par y être confronté malgré lui. C’est un anti héros à la recherche d’un absolu qui n’existe pas. Avant tout, il veut briser les chaines de l’ordre établi, représenté par son frère Issa qu’incarne Fathi Hadaoui. Il a un besoin fondamental de liberté, mais la liberté ne s’exprime pas toujours pas des objectifs clairs. Pour lui, il doit absolument quitter le phare et s’éloigner du souvenir de sa sœur noyée, c’est le plus important. Quelle qu’en soit l’issue, même s’il fait des erreurs sur le chemin, il aura quand même le mérite d’avoir avancé. On sait tous que la recherche de l’absolu est une utopie. Mais elle est vitale, car un monde sans utopie ce serait mortel. Même si l’utopie ressemble au mirage, plus on s’en rapproche, plus elle s’éloigne. Elle sert tout de même à baliser la voix, elle te pousse à bouger, à entreprendre, à te fixer des objectifs. Je pense que ce questionnement, ce dilemme, ces angoisses, sont universels, et c’est peut-être pour ça que le film n’a pas pris une ride.



Si vous aviez des conseils à donner à ceux qui réalisent leur premier long métrage ? 

Rester tenace, avoir toujours en tête la vision globale du film, ne jamais perdre de vue le fil rouge ettenir bon pour imposer son point de vue au producteur, quelles que soient les conditions. Il faut surtout savoir boxer, recevoir des coups, en esquiver d’autres, et tenir les 12 rounds sans tomber K.O. Parce que c’est violent le cinéma, ce n’est pas fait pour les mauviettes.


Devra-t-on attendre encore 16 ans pour la sortie d’une prochaine fiction ? 

Peut-être pas autant cette fois-ci. J’ai un long métrage que je viens de boucler, intitulé « Mustfa Z. ». On a fini le tournage en juillet et là on est en phase de montage. Il raconte 24 heures de la vie d’un citoyen tunisien ordinaire qui, à la veille de l’élection qui oppose Beji à Marzouki, va vivre au sens propre la loi de l’emmerdement en enchaînant les déconvenues et les catastrophes. C’est la première fois que j’intègre l’actualité dans un de mes films. Et puis j’ai mon moyen métrage « Zéro » qui sort bientôt avec la même équipe de Hakka Distribution. Sinon, je bosse sur autre projet en phase d’écriture, auquel vont participer Lotfi Abdelli et Dali Ben Jemaa. Pour reprendre la métaphore de la boxe, je pense qu’on peut dire que « Nidhalis back to the fight ! »

Yassine Redissi