Portraits d'artistes

Interview avec Slim Abida: Le métissage du son occidental et oriental

Slim Abida est un musicien bassiste faisant partie des artistes confirmés en Tunisie. Il a joué plusieurs genres musicaux comme le metal, le reggae, le funk, le jazz et bien d’autres styles. En 2002, il fut l’un des fondateurs du groupe metal tunisien ‘’Melmoth’’ devenu l’un des groupes le plus connu de la scène rock en Tunisie. En 2008, il a fondé le groupe Jazz Oil qui lui a valu une notoriété auprès de son public. En collaboration avec Nidhal Jaoua sur le qanoun, il a donné naissance à son premier album intitulé ''Lamma'' (rencontre en arabe) le 25 mars 2016 offrant un mélange de mélodies de l’Orient et de l’Occident.



Et si vous nous parliez de vos débuts et de votre évolution du statut amateur au statut professionnel?

J’ai commencé dès mon jeune âge à jouer de la musique et à reproduire les morceaux classiques. Dans la maison de mes parents à El Kram nous avions une chambre délaissée à l’arrière cour de notre jardin, je l'ai réaménagée pour en faire un studio de répétition avec mes propres moyens. C’était là-bas que j’ai fait mes premiers pas en musique. Avec mes amis nous avons galéré pour trouver un local où faire nos répétitions.

Badiaa Bouhrizi, Sabri Mesbah, Firas Laswed, Gultrah Sound System, appartenant au mouvement musical alternatif tunisien, faisaient leurs répétitions dans ce studio. Et depuis je n’ai jamais cessé de faire de la musique. 

Dans les années 90, j’ai suivi une formation de metal avec mes amis. Je faisais partie d’un groupe de metal extrême ‘’Melmoth’’ formé en octobre 2001. Nous avons enregistré notre démo de 4 titres intitulée ‘’Dream of the dead’’ en 2004 et on a sorti notre premier album ‘’Extinction memories’’. Nous avons joué à l’échelle internationale dans des festivals comme LeLahell Metal en Algérie et en 2006 nous avons joué au Festival du Boulevard des jeunes musiciens à Casablanca.

En 2005 j’ai participé avec Halim Yousfi au lancement du nouveau projet Gultrah Sound System j’ai participé plus à l’arrangement des titres et des instruments. J’ai également collaboré avec Badiaa Bouhrizi et nous avons composé un album ensemble mais il n’a pas vu le jour pour plusieurs motifs. 

A force de jouer j’ai commencé à acquérir une certaine connaissance musicale et un savoir-faire artistique.

En 2008 j’ai lancé mon projet Jazz Oil. Au début j’ai voulu mettre la basse en valeur le but était de changer l’utilisation classique de cet instrument. Le premier concert que j’ai joué c’était au théâtre ‘’El Hamra’’. 

En 2009 j’ai fait la connaissance de Nidhal Jaoua, il jouait au qanoun. Je lui ai proposé de faire partie de mon projet et le premier titre que nous avons composé s’appelle ''Hkeya'' ( une histoire en arabe). Le premier concert que nous avons joué c’était dans le cadre de la première édition de la Tente Estivale le 26 juillet en 2008 à Hammem Laghzez avec Marouen Meddeb et son frère (paix à son âme).

Depuis ce temps-là j’ai évolué et j’ai développé ma musique et ensuite en 2011 je suis parti en France pour rejoindre Nidhal qui était déjà parti en 2010. Pendant la Révolution j’étais encore en Tunisie et j’ai participé aux différents mouvements de contestation tout comme mes compatriotes d’ailleurs.

En 2016 nous avons donné naissance, Nidhal et moi, à notre premier album intitulé Lamma après 9 ans de composition. Avec Jazz Oil nous avons joué un peu partout dans le monde en Australie, en Suède, au Sénégal et à Paris... En France, j’ai joué avec Nassim Dendane-auteur compositeur algérien- et nous avons travaillé sur un projet qui s’appelle ''Dendana'' et nous avons sorti un album en 2014. 

Avec Hayder Hamdi également nous avons un album qui s’appelle Fekra ( une idée en arabe) sorti en 2016.

Actuellement en France, je commence à avoir une certaine autorité sur la scène musicale à travers des clubs de Jazz très connus.

Quelles sont vos influences? 

J’aime la musique de Richard Bona et du bassiste John Patitucci. J’ai grandi avec la musique. Je côtoyais mes cousins maternels qui me sont très proches et qui sont eux aussi des musiciens l’un accordéoniste et l’autre claviériste.

Je suis né dans une famille progressiste. Mon père était un syndicaliste très engagé politiquement et ma mère aussi. Elle faisait partie de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates. Cela m’a aidé à avoir une vision plus juste notamment sur le sujet de l’égalité homme/ femme pour ma part je me pose même pas la question.

Mes parents écoutaient beaucoup de musique: Fairouz, Marcel Khalifa, Jacques Brel, Abdelhalim Afedh, les grands classiques.

Quelles sont les expériences qui ont marqué votre parcours? 

Une grande affaire qui a fait polémique à cette époque là de la Troïka. J’ai été incarcéré en 2013 avec un groupe d’artistes dont Mahmoud Ayed, Nejib Abidi, Yahya Dridi et Abdallah Yahya. Nous étions en train de travailler sur un film documentaire de Nejib Abidi ''Circulation'' autour du naufrage d’immigrés tunisiens portés disparus à Lampedusa en 2011. Il y a eu plusieurs interpellations et tous les rushs ont été récupérés par la police. 

Cette arrestation est due à nos activités militantes et artistiques et il fallait nous faire passer pour des consommateurs de stupéfiants. 

J’ai été incarcéré à El Mornaguia et puis j’ai été transféré à Borj El Amri où je suis tombé, j’avoue, sur des agents sympathiques.


Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur votre nouvel album?

Il y a 2 ans je me suis dit qu’il est temps de me lancer dans un projet en mon nom avec une approche et une touche psychédélique qui m’est propre différente à celle de Jazz Oil. J’ai intitulé ce projet ‘’Fréquences Basses’’ avec un instrument leader qu’est la basse. Je voulais parler de ce que j’ai vécu à travers la musique.

Il s’agit d’un album qui raconte un épisode très difficile de ma vie. Il est une sorte de saut qui m’a permis de passer à une nouvelle étape. D’ailleurs, le dernier titre de l’album s’appelle Tariq ( Road en arabe) rappelant que nous sommes les maîtres du chemin que l’on veut suivre et que personne ne peut vivre sous la domination de quelqu’un d’autre.

Je pense que les obligations c’est nous qui nous les inventons et qui nous les imposons à nous-mêmes. 

Sommes-nous les maîtres de nous-même? C’est autour de cette question cruciale que les titres de l’album s’articulent. 

Vous trouverez dans l’album des titres comme, ''Changing Lives'', ''Confidences'', ''Khomssa'', ''Exit'' et chaque titre parle d’une situation et d’un point de vue que je porte vers un sujet précis.

Je prends l’exemple du titre ''Exit'' qui condamne tout ce qui se rapporte à la monopolisation et l’uniformisation des idées et à toute forme de dictature. Le titre ''Amazigh'' condamne la liberté de circulation dans le monde. 

A vrai dire ‘’Fréquences Basses’’ représente les choses qui sont au fin fond de nous-mêmes enfouies dans chacun de nous. Il s'adresse à tout le monde. 



Avec quelle boîte de production envisageriez-vous de distribuer votre album?
Notre label de distribution est InOuïe distribution. En 2017 j'ai monté ma propre structure de production qui s'appelle Tunizik. La distribution numérique sera vers le15 janvier 2020 sur Spotify et la distribution physique en France et en Europe vers le 22 mars 2020.

Quelle est la clé de votre réussite?

La persévérance. Je suis quelqu’un de combattant qui ne baisse pas les bras pour concrétiser ses rêves. La musique fait partie de moi j’ai grandi avec. Si je n’avais pas la musique dans ma vie je n’aurai pas pu supporté ce que j’ai vécu. Quand on se retrouve face à une injustice soit on va virer vers la délinquance et l’agressivité soit on va crever. 

La prison m’a donné la vraie image de notre société. La musique m’a beaucoup aidé à surpasser cette phase de ma vie et m’a permis d’en tirer quelque chose de positif non pas de négatif et de ne pas avoir ce sentiment de haine envers la société.



Quel regard portez-vous sur la scène artistique et médiatique en Tunisie?

En Tunisie je suis déçu et frustré. Par rapport à Jazz Oil nous avons proposé de jouer à plusieurs reprises au festival international de Hammamet mais notre candidature n'a jamais été retenue. A chaque fois on nous balançait des excuses infondées.

Je pense qu’en Tunisie il existe encore des lobbies même dans le secteur de la musique. Nous avons joué au festival de Tabarka en 2018 mais c’était une très mauvaise expérience. Nous avons galéré pour avoir notre argent d’autant plus que l’organisation du festival était médiocre. 

Les responsables considèrent les artistes comme des têtes d’affiches pour remplir les théâtres. Ils n’ont ni vision artistique ni démarche de qualité et ceci est valable pour tous nos festivals internationaux Carthage, Hammamet, Dogga, Sfax etc...

A qui est-ce la faute? 

La faute revient à l’Etat qui manque de stratégie de management culturel. Regardez ce qui se diffuse sur nos écrans. Notre société est bouffée par le monde virtuel et par tout ce qui lui est introduit. Même pour les nouveaux projets nous manquons de créativité.

Nous pensons sur un réseau restreint. C’est une question de mentalité. Les artistes tunisiens ne sont gratifiés que s’ils sont connus à l’étranger sinon dans leur pays-qu’est le nôtre- ils sont sous-estimés. Je prends l’exemple de Dhafer Youssef au moment où il voulait récupérer sa carte professionnelle auprès du syndicat on l’a tourné en dérision à cause de sa voix. 

Pour ma part je ne veux nullement avoir de contact avec ces structures officielles qui ne me représentent en aucun cas. Je regarde de temps en temps nos chaînes télé et je pense que nous avons atteint un niveau de médiocrité très bas. Je ne veux pas passer dans une chaîne de télé et parler avec quelqu’un qui ne comprend même pas ce que je suis en train de dire.
En Tunisie, une révolution culturelle doit avoir lieu notamment au niveau des concepts que l’on a sur la démocratie, la liberté, la religion et plein d’autres sujets.


Que proposeriez-vous pour remédier à cette situation?

Nous devons d’abord boycotter les événements culturels quitte à les empêcher et monter un mouvement de têtes et de personnes qui vont réellement donner une renaissance culturelle à ce pays. 

Je pense qu’il faut impérativement restructurer notre système éducatif et penser à développer une nouvelle stratégie de management culturel avec des gens spécialisés dans le domaine de la production et de la diffusion ( le booking) avec une vision large. 

Je propose que l’on crée des salles de concert ce qui va mettre en place un nouveau marché d’emplois notamment pour les agents et les techniciens de son.  

Il est temps d’avoir une politique innovante qui vise à promouvoir le secteur de la culture sur de bonnes bases ce qui va nous permettre de développer une forme de tourisme culturel.

Que diriez-vous aux autres musiciens?
Cessez d’être arrogants et soyez solidaires entre vous. Un bon musicien n’est pas seulement celui qui sait jouer et qui maîtrise les bonnes techniques mais bien celui qui sait écouter et respecter les engagements.
Malheureusement en Tunisie on manque de discipline, nous nous n’aimons pas et nous ne soutenons pas ceux qui réussissent.  

Un dernier mot à nous à dire ?
Vis à vis de mon parcours je mérite une reconnaissance de la part de l’Etat qui m’a mis en prison. Je cherche une excuse sous une forme de reconnaissance.

Sinon je pense à faire des remerciements à toute l'administration de l'Institut français de Tunisie qui m'a beaucoup soutenu pour organiser mes concerts. 

Soyez nombreux vendredi et j'espère que nous passerons une agréable soirée!


Interview accordée à: Yasmine Bouanani