Les beaux-artistes connaissent un événement très spécial dans l'histoire de l'art, celui de la naissance du mouvement suprématiste.
En 1913, Malevitch a utilisé un immense carré bicolore comme toile de fond de l'opéra Victoire sur le soleil. Cette scénographie un peu trop minimaliste pour son époque a enclenché des réflexions qui ont marqué la genèse du Suprématisme.
Dans une logique similaire, mais plutôt post-contemporaine, on a eu rendez- vous avec "Coiledscape" la nouvelle création de l'un des pionniers de la scène électronique locale, Zied Hamrouni.
"Merci pour cette analogie, sincèrement je ne me suis jamais attribué un titre du genre le Malevitch de la scène électronique locale, mais peut-être que c'est le background de l'architecture qui est en train de refaire le chemin."
Architecte-cinéaste de formation, connu par le public de la scène underground comme musicien-vidéaste, Zied nous plonge à chaque fois dans un univers très loin de ce qu'on peut rencontrer sur les scènes des artistes "conventionnels".
©PEACEKANA, Amir Mhenni
Ici, la vidéo, la musique et les arts plastiques s'effondrent sous le poids de son pouvoir ensorcelant de métisser les différents médiums, récoltés dans de multiples champs de niche.
"Le projet est né lors de la dernière session du festival MASNAA au Maroc. Il y avait Deena Abdelwahed, Fakhri Ghazel, Nidhal Chemakh, Malek Gnaoui, Imed Issaoui, Lab 619... toute la bande! Et du coup je devais préparer un live exclusif pour cette rencontre.
Mais la prémice de cette plateforme date de ma dernière prestation durant le e-fest 2015 au palais Abdelleya. Il n'y avait pas la vidéo, mais c'était mon vrai retour à la guitare après 11 ans de rupture. La substance de base était identique à celle de ma performance à Casablanca, sauf qu'entre temps le projet à trop évolué".
©PEACEKANA, Amir Mhenni
Entre la fiche jack, les électrons émis par les doigts de Shinigami San, la guitare, les logiciels et l'écran, la performance a pris un chemin ascendant, voire effervescent. Shinigami nous domptait par des sons à l'état brut qui prennent un rythme vagabond. À un certain moment nous avons même senti que nous étions en train de voir les sons tourner autour de nos cerveaux.
"J'ai fait exprès de m'installer dans le public. Il y avait deux spectacles qui se déroulaient simultanément. Le premier est celui de la partie avant de l'auditorium, le public qui regardait la vidéo et assimilait les sons uniquement par l'ouïe. Et le deuxième, offert au gens qui étaient derrière moi, je les ai invités à voir le processus et à mieux comprendre la poïétique de ce qu'ils étaient en train de vivre durant cette expérience. J'aurais pu me mettre sur scène, ou de côté comme dans un ciné-concert, mais j'ai choisi cette disposition parce qu'elle m'a offert le privilège de faire partie du public, de travailler ma vidéo en face du grand écran, et de me sentir à la fois émetteur et récepteur dans la performance."
Le spectacle commence d'une façon minimaliste, un mouvement de va-et-vient de quelques traits blancs sur un fond noir qui prennent vie avec le signal de base du fil électrique, et ça se complexifie au fur et à mesure.
" Coiledscape est une sorte de plongeon, progressivement immersif dans le subconscient. Je le vis comme ça, et j'essaye d'emmener les gens aussi dans ce trip là. Nous plongeons ensemble dans quelque chose et ça va de plus en plus en profondeur. De suite, on peut atteindre une forme de transe là-dedans et à la fin il y a un réveil. On plonge et on revient vers la surface."
Cet artiste pluridisciplinaire travaille à la frontière entre bruits et sons musicaux. Il musicalise les bruits en les incluant au sein d'un discours audio-visuel, en leur imposant une structure et une présentation graphique.
"Avant de passer à ce live, il y a tout d'abord mon album Tasalsoulét/Sequences_ qui est le fruit de trois ans d'exploration et de recherches sur la nature du son, et ça a passé énormément par le synthétiseur modulaire. Je ne suis plus dans une logique de construction musicale conventionnelle. Je suis dans une construction sonore radicale. Je construis des sons. Je fais une architecture sonore.
J'ai toujours rêvé de lancer un spectacle audio/vidéo live. J'ai fait une première tentative avec TOYS, en 2009, mais elle n'était pas vraiment intéressante parce que la musique était très figurative. Ça a commencé à prendre sens une fois que je me suis mis à expérimenter dans un registre abstrait, voire abstractif. Je pense que c'est le bon terme à employer, c'est une musique abstractive, qui va dans l'abstraction, et qui cherche à prendre forme dans ça."
Les sound scape de Zied sont toujours au carrefour de plusieurs influences. Dans ce live, nous étions confrontés à un mélange riche de Monte Young, des compositions d'Alvin Lucier, de la spiritualité de derviches tourneurs. Un vrai voyage dans l'essence du son et de l'image qui nous rappelle les grands live d'Alva Noto.
"Ça me flatte d'être comparé à ce monstre. C'est vrai que son live en collaboration avec Ryuichi Sakamoto – Insen - m'a vraiment marqué, mais Alva Noto est un temple et je suis encore très loin de ce qu'il est en train de faire. Mes sources d'inspiration sont un peu loin de ce que les gens pensent. Ce qui m'a mené à la musique électronique ce n'est pas la musique électronique. C'est Jimmy Hendrix d'un côté et le free jazz d'un autre. C'est ce paysage bruitiste. C'est quand ça devient purement du son. Quand j'écoute du free jazz je ne le considère pas comme une musique, pour moi c'est une transe de bruits et de sons."
« Lorsque l'on dit bruit, il s'agit d'un refus d'ordre psychologique : le refus de tout ce qui détourne du ronronnement, du "plaire ", du "bercer ". C'est un refus qui exprime une préférence... ».
Dans cette citation d'Edgard Varèse réside l'esthétique de Shinigami San. Le live vient comme une gomme afin d'effacer cette frontière psychologique qui sépare les sons et les bruits, tout en les marinant dans un bain d'expérimentation et d'improvisation qui nous transmet une sensation inexprimable, intangible, mais que tout le monde sent et savoure.
"Ce qui me gênais dans la musique électronique c'est de rejouer des morceaux qui ont était faits dans un contexte bien particulier et qui n'ont pas forcément la même résonance dans un autre. Dans ce live, je me suis offert la liberté totale de récréer le spectacle avec à chaque fois l'énergie du moment. Coiledscape ne se rejoue pas, il se recrée. C'est ça le défi de cette performance, le live part de zéro à chaque fois. J'arrive, il n'y a rien dans mon fichier de logiciel. Je pars du bruit du fil électrique, et ça se reconstruit jusqu'à la fin. Je n'amuse pas les gens, ça ne m'intéresse pas. Je préfère les gêner, les harceler et les voir sortir que d'être dans l'entertainment. Je garde ce rapport spirituel où le son est sacré. Quand je crée un son, ça doit affecter les gens et provoquer quelque chose chez eux. Une note doit avoir un sens et une certaine résonance sur l'autre."
Voilà un autre projet tunisien qui vient comme un enrichissement à l'alphabet musical national.
La jeunesse tunisienne nous prouve chaque jour que son refus de ne se soumettre qu'à du déjà-vu n'est pas une sorte d'élitisme à la con ou de manque de savoir-faire. Mais plutôt qu'ils ont besoin de nouveaux moyens d'expression, et qu'ils sont capables d'en inventer.
Maher BEN KHALIFA